Léonid Guirchovitch
Apologie de la fuite
Roman. Traduit du russe par Luba Jurgenson
Collection : Poustiaki
640 pages
29,41 €
978-2-86432-427-0
octobre 2004
S’il fallait user des catégories littéraires classiques, Apologie de la fuite pourrait être lu comme un roman d’éducation : c’est l’histoire d’un adolescent aux prises avec le monde des adultes. Preis a perdu sa mère lorsqu’il était bébé (on lui a dit qu’elle s’était noyée), et a été élevé par son père, remarié avec une indigène. Preis est peintre. Son enfance s’est déroulée dans la contrée imaginaire d’Ijma, située dans une région perdue de la Sibérie et peuplée pour une part d’indigènes, mais surtout de… Juifs soviétiques, relégués ici en 1953, comme ce fut prévu par Staline. Livrés à eux-mêmes, les survivants reproduisent un mode de vie qui devient la quintessence du modèle soviétique. Le langage, surtout, est l’objet d’étranges déformations : les mots empruntés à la propagande, transportés loin de la source du pouvoir, vivent leur aventure propre, qui atteint à la folie.
Le livre, sur lequel plane l’ombre de Chostakovitch, a une structure musicale. Il conjugue une réflexion des plus subtiles sur la question de l’identité à une aventure de langage déstabilisante cocasse et jubilatoire.
Fijma n’avait jamais connu cela. Coupés du monde extérieur, les exilés ne pouvaient imaginer aucune issue, même théorique. Et ils n’avaient pas tort. La réussite des grandes captivités n’est pas toujours affaire de mystification. Il ne suffit pas que les geôliers feignent l’omnipotence pour puiser ensuite une force réelle dans la prétendue « complicité de la victime », idée-clé de toutes les anti-utopies, mais qui n’en est pas moins de la littérature ! En tout cas, dans la vie on voit des exceptions. Fijma en était une. Ses habitants, ne comprenant pas à quel point ils étaient coupés du reste de l’humanité, sous-estimaient leurs geôliers sans nourrir pour autant le moindre espoir d’évasion. La taïga était un bien meilleur gardien que ne l’eussent été des mitraillettes. Il n’y avait ni routes ni autres voies d’accès. Les « voies stratégiques de communication », frayées en toute hâte, avaient été presque aussitôt avalées par la forêt. De loin en loin, un hélicoptère se posait sur ce petit carré de civilisation… Mais l’essentiel, les gens l’ignoraient, grâce à ceux qui, à mille lieues de là, veillaient – pour leur bien, s’entend – à ce que la bonne tradition des œillères soit maintenue. Comme on le sait, dans les écoles de Fijma on avait supprimé la géographie. Les cartes, les atlas, les encyclopédies et même les mappemondes avaient été retirés de la circulation. Un petit plan au 1/10, dessiné à la main – histoire de guider un visiteur qui débarquait –, était devenu un objet subversif. Les gens, atteints d’espionnite aiguë et habitués à associer les mots « carte », « région », « plan » à des notions comme « sabotage », « secret d’État », « zone militaire », n’y voyaient rien d’étrange. Seul ce qui est nouveau paraît étrange. De plus, il y avait une explication savante à ce qui arrivait, deux même, fournies aux cadres du Parti par les spécialistes des relations internationales. Primo, vu la situation, la géographie avait perdu tout intérêt pratique, au contraire, elle ne pouvait que développer chez le relégué un complexe d’infériorité. Secundo, les cartes pouvaient servir en cas d’évasion. (Cette dernière hypothèse ne pouvait, franchement, être prise en compte que par un esprit particulièrement lumineux.) Voici l’histoire drôle qui circulait : un Juif s’était procuré tout ce qu’il fallait pour fuir, provisions, skis, tenue de camouflage, mais il ne se décidait toujours pas. Quand on lui demandait pourquoi, il répondait : « Il me manque la carte de l’hémisphère ouest. » Bref, qu’on soit une grosse tête ou un imbécile, on ne comprend pas pourquoi la géographie, la plus humble des disciplines scolaires, a pris place, tout d’un coup, au milieu des fripouilles comme la génétique, la cybernétique ou la psychanalyse. Mais trêve de devinettes, revenons à la métropole. Que s’y passait-il pendant que les institutrices abattaient des arbres et construisaient des écoles ? Au début, tout s’était déroulé rigoureusement selon le plan : il s’agissait de créer, dans une région forestière grande comme huit fois la France, le territoire autonome de Fijma avec une population juive d’environ un million d’habitants (estimation approximative du nombre des survivants). On privilégierait l’industrie lourde et la structure administrative traditionnelle qui réservait tous les postes de prestige aux cadres locaux. Ainsi, on nomma premier secrétaire du Comité de la région le grand chaman, le camarade Oïgy. Celui-ci – une grosse légume qui ne se déplaçait pas pour un oui ou pour un non – refusa de quitter son arbre. Le deuxième secrétaire, le camarade Guéorguiev, n’en fut pas chagriné pour autant. Guéorguiev jouait d’ailleurs lui-même les officiers fantômes, il s’enfilait verre après verre en attendant que l’armée transmette enfin les rênes du pouvoir aux représentants du Parti et des Soviets et qu’elle s’en aille aux Indes, au Pakistan ou autres Balkans, peu importe, Allah est grand ! C’est ce qui finit par arriver, mais pas exactement de la façon dont Guéorguiev l’avait souhaité.
Zurban, 16 mars 2005, par Fabienne Jacob
VSD, 10 mars 2005
Le Monde, 28 décembre 2004, par Florence Noiville
La Croix, 23 décembre 2004, par Jean-Maurice de Montrémy
Le Soir, 17 décembre 2004, par Pascale Haubruge
L’Humanité, 18 novembre 2004, par Alain Nicolas
Les Inrockuptibles, 17 novembre 2004, par Judith Steiner
Le Figaro littéraire, 11 novembre 2004
« Traduire à deux », par Luba Jurgenson.