Luba Jurgenson
Au lieu du péril
Le bilinguisme attend son chroniqueur, un chroniqueur terre à terre, qui suivra pas à pas les indices corporels du décentrement. C’est la tâche que je me donne ici : traquer les signes physiques, le tracé palpable de cet hébergement réciproque.
Il s’agit donc d’un reportage. Mais la matière que je cherche à décrire est également celle dont je me sers pour la décrire. C’est comme raconter un incendie avec du feu. Le musicien vous parlera de son instrument, le tailleur, l’ébéniste, le cordonnier, le jardinier, le marin – tous auront des choses à raconter en rapport avec leurs outils et la matière qu’ils travaillent. Pour l’écrivain, l’outil et la matière sont une seule et même chose. La matière de la langue est travaillée avec l’outil de la langue.
L’écrivain façonne lui-même son instrument, chevillé à son corps. En parler, c’est mettre en scène ce corps qui écrit. Le bilingue écrivant – catégorie à laquelle j’appartiens – utilise des outils à double tranchant. Le but de ce livre, c’est de les voir à l’oeuvre. Il arrive que l’on éprouve le besoin de raconter son métier. Pour moi : l’expérience très concrète d’habiter le langage – d’être habitée par lui – en double.
J’ai dit « outil ». Il s’agit bien sûr d’une illusion d’optique. On croit « se servir » de la langue comme on croit que le soleil tourne autour de la terre. En réalité, elle se sert de nous pour vivre et évoluer. Nous sommes son instrument et elle nous façonne en se laissant façonner par nous. Nous sommes sa matière qu’elle travaille tout en se laissant travailler.
Dans une vie vouée à questionner le langage, il arrive un moment où il devient urgent de faire place à ce qui constitue le corps du langage : la langue.
Ce livre n’est pas un retour sur soi, mais une coupe transversale qui se dit la plupart du temps en récits, en anecdotes – en situations. Il s’ouvre sur le témoignage d’une expérience singulière, en montagne, qui s’achève sur un constat : « Au lieu du péril, croît aussi ce qui sauve. »
Nous manœuvrons entre l’étrange et le familier. Nous apprivoisons – et nous ensauvageons les choses. Le chemin du retour n’est jamais le même qu’à l’aller, d’ailleurs il nous paraît plus rapide. (C’est comme la lecture : on ne lit jamais chaque mot du texte, sauf s’il s’agit d’une langue qu’on ne maîtrise pas complètement.) Reconnaître prend du temps. Parler toute la journée une langue étrangère est aussi fatigant que charrier des pierres. Le bilingue est celui qui s’est approprié deux mondes, qui a deux langues également siennes. Mais il peut à chaque instant dire, à propos de l’une des deux : « l’autre langue ». Telle chose évidente ici ne l’est plus là-bas – il suffit de passer le seuil. Ce qui n’a pas besoin d’explication ici en a besoin là-bas. Et vice-versa. Le bilingue n’est jamais dans de l’entièrement reconnaissable. Vue de « là-bas », ma chambre est étrange. C’est peut-être pour cela que je n’arrive pas à y mettre de l’ordre. Que je parviens à créer du désordre en cinq minutes, même dans une chambre d’hôtel à peu près vide. Jamais se contenter d’un sens commun, toujours décrypter, c’est le lot du bilingue. On m’a dit que j’avais une écriture « myope » : en effet, il me faut sans cesse plisser les yeux, sans cesse déplisser le réel. Revenir, m’arrêter devant, examiner – aucune image n’est jamais donnée d’emblée. C’est comme si la mémoire collective dont sont lestées nos sensations me faisait défaut. Non pas « renommer le monde », mission du poète selon Tsvetaeva, mais désensabler le regard – mission de l’enfant.
Prix Valery-Larbaud, 2015
La Semaine de l’Allier, 4 juin 2015
Le fil du bilingue, 10 mars 2015
Notes bibliographiques, janvier 2015
La République des livres, 25 novembre 2014, par Pierre Assouline
Les deux corps du bilingueDernières nouvelles d’Alsace, 4 octobre 2014, par Veneranda Paladino
Politis, 2 octobre 2014, par Anaïs Heluin
Le Monde des livres, 19 septembre 2014, entretien réalisé pas Stéphanie Dupays
Le Clavier cannibale, 19 septembre 2014, par Christophe Claro
Raconter l’incendie : Jurgenson entre deux languesManœuvres de diversion, 7 septembre 2014, par Yann Courtiau
La carte postale du jourLe Matricule des anges, septembre 2014, par Thierry Cecille
If verso, lundi 23 juin 2014, par Naomi Nicolas Kaufman et Pierre Ducrozet
Luba Jurgenson, une vie entre deux langues« Les bonnes feuilles », par Sandrine Treiner, France Culture, lundi 27 octobre 2014 de 14h56 à 15h
« L’atelier intérieur », par Aurélie Charon, France Culture, lundi 15 septembre 2014 de 23h à minuit
« Le temps des libraires », par Christophe Pno-Dit-Biot, intervention de Marie-Rose Guarnieri (Librairie des Abbesses, Paris), France Culture, mardi 2 septembre 2014 de 10h54 à 10h59