Natacha Michel

Autobiographie

Approche de l’ombre

Déploration à quatre voix. Théâtre

Collection : Collection jaune

96 pages

11,66 €

978-2-86432-338-9

mai 2001

« Il y a à peine un été, il virevoltait sur la mer tenant par une courroie au bateau, séparant le bon de l’eau de sa Norvège d’écume avec ses skis marins. Et à l’automne, je disais, assise à l’avant du corbillard : Allez, allez toujours, chauffeur Borgniol, allez, laissez-moi le tirer, faites le tour de la terre, laissez-moi tirer l’ombre de mon enfant qui virevoltait si gracieusement sur les vagues. Que le corbillard ne cesse pas d’aller, qu’il dépasse le cimetière, qu’il fasse le tour de la terre, je suis bien sur la banquette : je remorque mon fils, attentive à ce qu’il me suive. Qu’il me suive, accroché de loin au bateau dans le bercail de l’écume qui découpe ses vrilles en figures animales, qu’il me suive. Qu’il ne me précède pas. »

MÈRE. — Papa disparu, je t’invoque, viens au secours de ta fille inhumaine. Je n’étais pas faite pour tomber vivante sous les dents de la roue.
JEUNESSE. — Je ne sais rien de ta vie. Je suis avant ta vie, son moment de richesse, de promesse. Je sais que je suis aimée : mon père et ma mère m’aiment. Ah, le port glorieux de qui est doublement aimé. Je suis naïve et invincible, je suis moi-même.
MÈRE. — Pauvre enfant que je fus, je ne puis regarder en arrière. Ce qui m’arrive a sectionné l’ancien, le passé sur lequel je m’appuyais, dont j’étais le vert rejet, la branche venue. Plus de passé, mon père, je ne sais plus où tu te trouves, où te chercher. Mon dieu, ce n’est pas possible. Comme je hurlais. Combien je refusais, le front contre le mur et léchant le salpêtre de la souffrance sans larmes. Troc refusé avec le destin, à qui j’offrais ma vie contre la sienne. Silence dont le puits grimace. Oh l’absolu silence, papa, le vacarme assourdissant de la nouvelle. Il était parti à une heure trente, ce jour-là, sans déjeuner, il est venu dans la pièce où je me tenais, n’étais-je pas en chemise encore ? Beau, frais, et dans l’élan de sa jeunesse…
JEUNESSE. — Cela, ça me connaît : dans l’élan de sa jeunesse.
MÈRE. — Son premier nom, avant qu’on lui donne le sien, ne fut-il pas « beau trouvé » ? Rappelle-toi, père.
JEUNESSE. — Si je me rappelle ! C’est le nom de l’enfant élevé au fond d’un lac par une fée, la fée…
MÈRE. — Ce fond du lac qu’est le ventre des mères quand elles enfantent. Et maintenant un embauchoir vide. Beau trouvé, beau perdu. Ah je ne lui ai pas dit adieu. Comment pouvais-je savoir, imaginer ! Ah je n’ai pas assez suivi les avis de l’inquiétude qui font de tout départ bénin un adieu à qui ne reviendra jamais. Je n’ai pas embrassé sa joue ailée, ou si peu ou si vite, comme on embrasse la joue désormais fuyante d’un fils devenu homme, je n’ai pas baisé ses yeux bruns, ses longs cils, son habileté longiligne, je n’ai pas embrassé ses mains fines. Il était ce jour-là vêtu par le temps d’aujourd’hui, en blouson de cuir qui fut le berceau de sa mort, avec ces baskets que j’ai tant aimées.