Sigismund Krzyzanowski

Estampillé Moscou

Récits. Traduit du russe par Éléna Maïski avec la collaboration de Catherine Perrel

Collection : Slovo

160 pages

13,18 €

978-2-86432-248-1

septembre 1996

C’est à une promenade topographique et physiologique, dont le pas est la mesure et l’enseigne l’horizon, que Krzyzanowski nous convie dans ces trois textes consacrés à Moscou.
Moscovite d’adoption, arpenteur infatigable, il déchiffre pour nous la ville-livre, ce condensé du monde qui est un des fondements de sa prose. Il tente d’en retracer l’histoire, de décrire l’avènement du nouveau tout en fixant la disparition de l’ancien et, par de courts récits, de brosser les tableaux de la vie pendant la guerre dans ce qu’elle a de plus concret.
Son trait épingle avec art le détail ; l’architecture s’anime, et apparaît tout un petit peuple d’anonymes qu’il peint avec un réalisme qui prend parfois des accents d’étrangeté.
Il nous livre ici en quelque sorte ses instantanés de la capitale.

Moscou est vaste et ses trottoirs étroits, et c’est pourquoi la ville s’empêtre : coudes s’accrochant aux coudes, serviettes cognant ballots et paniers… Pourtant, les trottoirs bondés sont d’ordinaire muets. La chaussée pavée gronde et résonne, tandis que sur les bas-côtés, on s’entasse et on se tait : les mots sont bouclés dans les serviettes, pliés en quatre dans les kiosques, enfouis sous les casquettes et les bonnets. Mais pour peu que le regard s’élève de trente degrés… voilà que les mots resurgissent.
Sur le fer bariolé des enseignes, s’affichent la pensée quotidienne, les mots de tous les jours, les phrases ordinaires, bref, tout ce qui se dissimule sous le double couvercle du crâne et du bonnet, en bas, au-dedans des passants affairés qui se pressent en silence :
Tout pour l’enfant (et pour beaucoup de ceux qui sont là, en bas) ;
Un intérieur bien entretenu ;
Coiffeur pour amateurs du travail bien fait (que le regard s’abaisse de trente degrés et il repérera aussitôt lesdits amateurs, chaque jour plus nombreux).
Brasseries : Au rendez-vous du bon causeur ; L’Avance ; Aux deux amis ; L’Atelier (au marché Smolenski) ; À la lune ; La Planète.

Au-dessus des piétons pressés, s’arrondissent des cadrans peints dont les aiguilles s’animent à chaque minute. Et cette minute en bas se fiche dans les cerveaux et pousse en avant la foule des passants sur le ruban des trottoirs. Si vos yeux vont fouiller le lexique bien particulier qui suspend ses pages métalliques au-dessus de l’agitation des rues, vous ne pourrez échapper au regard fixe et perçant des gigantesques prunelles peintes dans l’ovale de verre bleu sur l’enseigne de l’opticien. Et si vous vous dégagez de la cohue pour gagner la chaussée et examiner plus longuement et plus attentivement ces yeux arrachés à l’homme et accrochés dans le vide, vous vous apercevrez bientôt que leur expression est celle de la ville tout entière et qu’on la retrouve sous toutes les visières et sous tous les chapeaux.

« Un livre, un jour », France 3, 18 octobre 1996.