Gil Jouanard

Le goût des choses

Collection : Collection jaune

112 pages

13,18 €

978-2-86432-190-3

février 1994

« Si le monde veut être vu, s’il veut être senti, écouté et touché, goûté et pressenti et deviné, c’est qu’il ne s’est pas encore fait à l’idée de nous perdre. » Entre l’homme, que son irrépressible besoin d’aller a poussé ailleurs, hors de lui, et la permanence de la vie dans sa mutation organique perpétuelle, s’est opérée une irrémédiable disjonction. Mais leur fascination mutuelle n’a pas cessé pour autant. On peut la lire au jour le jour en ouvrant au hasard le livre de Gil Jouanard.
La patience rêveuse, le regard oublieux de soi, gourmand, jubilatoire, railleur, sensuel ou ému que l’écrivain pose sur les choses, les illumine d’un éclairage inattendu, découvre leur saveur, leur envers, leur immémoriale rumeur et aussi bien – leur peu de réalité.
Des paysages familiers, le pont Charles à Prague, une photo de Doisneau, le pope de Botiza – ce village de Roumanie tardivement reconnu comme le « pays premier » –, une fenêtre qui brille dans la nuit de Paris, un morceau à la viole de gambe, autant de minutes d’exception ordinaires aussi tremblantes et précaires qu’ardentes pour peu que le passant réussisse à se saisir de l’éternité de l’instant, à résister un moment à son effritement pour écouter, née de la profondeur de la matière, la musique infinie et voluptueuse du monde.

Pluie sur le pont des Arts. Les éclaboussures des réverbères tachent de jaune le ciel dont l’épaisseur s’engouffre dans le fleuve sous les pas du marcheur qui extirpe des lattes du tablier métallique l’écho irréfutable de sa solitude. Front baissé, j’avance, regard happé par les interstices ouvrant par éclairs sur la densité du courant. Cela de ma peau qui reste à découvert reçoit l’infime piqûre de l’averse qui, Dieu sait pourquoi, suscite une jubilation voisine de l’ivresse. Consigner autant d’indicible m’aura pris seulement quelques dizaines de pulsations cardiaques, à l’abri de l’arc ouvrant sur l’espace des Tuileries et de la cour du Louvre, mais aussi sur toute cette rive droite qui s’enfonce dans l’insondable nord.

Paris, 20 h 15, ce 6 octobre 1992.