Pierre Bergounioux
Le grand sylvain
Collection : Collection jaune
72 pages
9,13 €
978-2-86432-176-7
septembre 1993
Ces créatures pareilles à des gemmes, les gemmes, une infinité de choses qui sont belles résident hors de nous, dans leur être propre, où elles s’évertuent à demeurer. Lorsqu’on s’avise qu’elles existent et que leur possession remédierait, un peu, à l’infirmité de notre condition, elles nous échappent. On se souvient. On a gardé une fugace image de leur splendeur, jusqu’au jour où il s’avère qu’on est peut-être capable. Du temps a passé. Celui qui reste, c’est donc à ça qu’on va l’employer : à annuler par un acte opposé, positif, chaque dommage et chaque perte qu’on a essuyés pour commencer. Notre fin, ce serait alors de remonter vers l’origine en bouclant, pour ce faire, la figure du zéro.
On est exposé à deux sortes d’ennuis : ceux qui procèdent du dehors et ceux qui montent du dedans. Les seconds n’appellent pas réparation. Ils s’abolissent d’eux-mêmes, sauf s’ils trouvent un objet extérieur, en soi indifférent, où se fixer. On devra veiller alors, par la suite, à éviter l’objet en question, son odeur surtout, sous peine de voir la vieille épouvante revenir au galop, de se retrouver dans la peau d’un gosse qui tremble à l’autre bout du temps, avec maman qui pleure tout ce qu’elle sait. À moins qu’il n’ait pris fantaisie au même gosse, enfin à la version qu’en a tirée l’année consécutive ou celle d’après, encore, de réclamer un insecte, auquel cas il va bien falloir user de l’éther. Chaque fois qu’on donnera satisfaction au second, dont l’âge est compris entre cinq et sept ans, pour qu’il rentre en lui-même et s’abîme dans l’oubli, on va réveiller le premier, celui de trois à cinq ans qui gigote pour essayer d’échapper à la grosse aiguille et n’y parvient pas mieux que son successeur n’a réussi à garder sa bestiole. Pour rendre à l’un la cétoine qu’il avait laissée s’envoler, j’ai tiré l’autre de l’éloignement prudent où je l’avais confiné. Des semaines durant, sous ombre d’anesthésier des créatures à six pattes avant de les percer d’une épingle, je l’ai ressuscité. J’ai partagé son inquiétude, que j’avais su contourner pendant le quart d’un siècle.
« Jamais sans mon livre », de Bernard Rapp, France 3, 25 septembre 1993
« Voix du silence », par Antoine Spire, France Culture, 6 novembre 1993
« Un livre, des voix », par Claude Mourthé, France Culture, 18 novembre 1993
« Fiction », chronique de Rémy Lillet, Radio-France internationale, 15 décembre 1993