Sylvie Gracia

L’ongle rose

Roman

Collection : Collection jaune

112 pages

11,16 €

978-2-86432-354-9

mars 2002

De l’amour fracassé il ne reste rien, que quelques traces furtives (à peine un ongle rose), un corps traversé de manque, et le désarroi sans fond que creuse l’abandon.
C’est ce moment que choisit le récit pour ouvrir son flux serré, sa fureur contenue, ses cassures et ses reprises et, peut-être, son refus rageur d’abdiquer.
À l’écoute des pulsations infiniment brisées et diffractées de la ville peuplée de visages et de destins troués de solitude, dans les néons de Pigalle, auprès des petites vieilles des Batignolles, des travelos des anciennes fortifications ou dans les bar-PMU des banlieues émigrées, les coups que le dehors inflige à la conscience de la narratrice sont comme un écho de ceux du dedans — le style glisse avec une parfaite pudeur et justesse de ton d’un registre à un autre, du politique à l’intime, tout naturellement.
« Parle-moi de l’amour, s’il te plaît, parle-moi de l’amour, c’est tout ce que je te demande », lui dira l’écrivain serbe cassé par la guerre. Et dans un dernier et très beau retournement, le texte parvient à réajuster une fragile perspective. De celui qui raconte ou de celui qui écoute, lequel est le voleur de vie, lequel le voleur de mots ?

Ongle rose tombé de mon gros orteil : lorsqu’en me levant le matin, il m’arrivait d’avoir à chercher quelques minutes l’équilibre, m’accrochant à la table de l’ordinateur, près du lit, pour que la ronde dans ma tête s’apaise, que mes jambes retrouvent leur position droite, ferme, je caressais sa pellicule brillante qui ne connaîtrait pas les craquelures désormais (la seule coquetterie de mes quarante ans : chaque samedi couvrir d’un vernis mes ongles de pieds). Je me surpris un jour à lui dire des mots, à mon bel ongle silencieux, offert par un inconnu qui ne savait rien de ce qu’il avait arraché à mon corps et de ce qu’il m’avait montré du sien, et je me fis peur. Ongle. Téton frémissant. J’étais beaucoup allée au cinéma, place de Clichy, durant cet hiver, à quelques blocs de mon petit appartement de derrière la rue des Dames. Là seulement je trouvais en haut de l’escalier monumental, dans la salle sombre, un bloc cohérent, vies d’hommes et de femmes auxquelles je pouvais croire, l’illusion cinématographique.