Robert Menasse
Machine arrière
Roman. Traduit de l’allemand (Autriche) par Christine Lecerf
Collection : Der Doppelgänger
208 pages
15,22 €
978-2-86432-392-1
septembre 2003
À Komprechts, village autrichien proche de la frontière tchèque, la situation n’est pas brillante en ce début d’année 1989 : après la carrière, c’est la verrerie qui risque de fermer. König, le maire, croit trouver le remède dans la reconversion du village en haut lieu du tourisme vert. Un musée de la Pierre rappellera le souvenir de la carrière. Mais la vieille madame Nemec, qui a toujours vécu à proximité, acceptera-t-elle que l’on transforme sa maison en musée ?
Cette même année, Roman rentre du Brésil pour s’installer chez sa mère : celle-ci vient de se remarier avec un garçon à peine plus âgé que lui et d’acheter une ferme pour se lancer dans l’agriculture biologique.
Fragmentée, et visionnée par les enquêteurs qui travaillent sur un crime mystérieux à partir d’une vidéo tournée par Roman, c’est toute la réalité confuse d’une région d’Europe centrale à la fin du vingtième siècle qui s’écrit ici à l’aide des touches d’un magnétoscope. Avance rapide, pause ou retour en arrière, telles sont les trois possibilités, sans doute également illusoires, qui s’offrent à la conscience des personnages, au fil d’une narration où enjeux intimes et tensions collectives sont étroitement liés, où le tragique et le grotesque ne cessent de se côtoyer.
Faitout, dit la mère, le fils ne veut pas entendre, il ne peut plus supporter d’entendre sa mère prononcer faitout, avec cette emphase qui sonne faux, qui sent le fabriqué. Pourquoi ne dit-elle pas tout simplement « casserole » comme avant ? Elle se travestit derrière ce mot et tous ceux du même acabit, comme elle se déguise avec son pantalon en velours à grosses côtes bleues et ses cheveux teints au henné. Elle avait déjà les cheveux gris avant, ou je me trompe ? Ils sont roux maintenant, coupés court et en brosse. Qu’est-ce qu’elle a encore préparé ? Il y en a toujours trop, comme d’habitude. Et puis cette table en bois néo-rustique, dessinée par un designer suédois ! Elle est bien trop solide pour s’écrouler, au sens littéral du terme, sous ce qu’on lui a servi ! Et ça fume et ça dégouline de partout, dans les cocottes, les plats, la casserole, le faitout. Vas-y, mais sers-toi ! Le fils ne veut même pas regarder, il ne voit que la vapeur, et à travers elle le visage luisant de sa mère dont il ne supporte plus d’entendre ce qu’elle dit. L’entendre dire par exemple que l’animal, celui qui est à présent découpé dans le faitout, a été un animal heureux, tout ça parce qu’on l’a élevé conformément à ses besoins, avec une nourriture exclusivement naturelle. C’est comme les légumes et la salade : tout vient de notre propre récolte, tout est naturel, sans engrais chimiques, non traité, biologique. Le fils gonfle ses joues à bloc, comme un trompettiste. Il se voit : il voit son visage, ses deux joues gonflées comme deux ballons de baudruche. Il n’est plus si jeune que ça, en tout cas pas autant qu’il aimerait. Il a quelque chose de bouffi, de spongieux, d’usé ; il donne l’impression d’être déguisé, lui aussi.
Libération, 23 octobre 2003, par Mathieu Lindon
La Liberté, 13 septembre 2003, par Alain Favarger
L’Humanité, 21 août 2003, par François Mathieu
« Le Livre du jour », France Culture, 9 octobre 2003
« Les Mardis littéraires », France Culture, 23 septembre 2003