Wolfgang Hildesheimer
Masante
Traduit de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean
Collection : Der Doppelgänger
256 pages
15,22 €
978-2-86432-300-6
février 1999
Le narrateur de ce livre a quitté Masante, sa maison près d’Urbin, en Italie, pour s’installer à Meona, « lieu provisoire et millénaire aux confins du désert ». Venu là pour tenter d’ordonner ses souvenirs, il ne parviendra pas à tirer d’eux une histoire : comment, après Auschwitz, se laisser encore porter par le fil d’une histoire ? Comment, entre tant d’histoires qui le hantent, choisir la fable qui résumerait toutes les autres ? entre tant de visages perdus, le héros qui rendrait justice aux souffrances des victimes sans paraître les justifier ? Réfugié à L’Auberge de la Dernière Chance, l’homme qui parle dans ce livre parcourt le labyrinthe de la culture occidentale pour en dresser l’inventaire désespéré, cependant qu’une voix féminine, celle de Maxine, la femme de l’aubergiste, lui répond en accumulant à l’infini des anecdotes qui sont comme le souvenir d’une époque révolue, celle de la fiction heureuse. Entre dérision et tragédie, Masante est un livre unique dans la littérature allemande de l’après-guerre, un texte inclassable qui tient du journal, du roman et de l’essai, où s’invente à chaque page une écriture d’une intensité bouleversante.
Aux confins d’un désert, en un point pris au hasard, loin de Masante – non, cela ne va pas. Trop de données, trop peu de distance. D’abord le temps, ensuite le lieu. Ensuite seulement les lieux où je ne suis plus et le temps que j’y ai passé. Quand tout sera déterminé, les entrées en scène.
Voyons les feuilles du calendrier ! À condition de le servir chaque jour, il est infaillible. Si les noms sont ridicules, les dates sont inexorables.
Aujourd’hui c’est la fête du Précieux Sang. Demain c’est la fête de tous ceux qui s’appellent ou s’appelaient Helmut ; j’en ai connu cinq au moins, trois d’entre eux sans plaisir, un quatrième s’est revolvérisé : l’un des deux, naturellement, que j’avais plaisir à connaître ; d’ailleurs les gens que je n’aime pas ne mettent pas fin à leurs jours, bien au contraire. Et après-demain ce sera déjà la Visitation – sincèrement, une sainte occasion chasse l’autre, et Marie surtout revient sans arrêt pour éviter qu’on l’oublie. Toutes ces fêtes, tous ces noms ont fini par atterrir d’un mur blanc sur un autre mur blanc.
Chaque année il me revient, ce calendrier. Expéditeur inconnu : quelqu’un qui me veut du bien, un prosélyte optimiste, un Bavarois sans doute qui pense que les jours devraient se compter en saints noms et qu’ainsi les dates s’offriraient à nous dans la joie. Personnellement je trouve qu’il y aurait des méthodes meilleures, mais peut-être pas ici, pas au désert, pas à Meona – un vrai nom, Meona, pas un nom de calendrier. Comment s’y prend-on ici pour mesurer le passage du temps, et aussi son incessant retour dont les cycles n’ont jamais été mesurés de manière satisfaisante, y compris chez Vico, même si chez lui les mesures sont fondées sur une conception plus grande et plus belle, plus claire et plus sereine aussi que l’utilisation de saints hommes et de saintes femmes qui, le jour de leur fête, se font couronner de roses tout en exigeant des offrandes ?
Prix AU•TR•ES de Rhône-Alpes, 1999