Gil Jouanard

Mémoire de l’instant

Nouvelles ordinaires de divers endroits

Collection : Collection jaune

192 pages

13,79 €

978-2-86432-329-7

octobre 2000

Solitaire et contemplatif, Gil Jouanard était, enfant, si curieux de tout que le surnom affectueux et taquin de Spitzenaze, Nez-pointu, lui fut attribué par un familier, dans cette Allemagne des années cinquante où les aléas de sa biographie en herbe l’avaient fait échoir.
Des insectes du jardins de sa maison natale, dans la banlieue d’Avignon, comme des êtres et des choses du monde, il n’a jamais cessé d’être l’observateur méditatif, parfois attendri, le plus souvent dubitatif, hésitant fréquemment entre rêverie et ironie, mais ne refusant jamais de prendre aux mots le moindre signe de réalité.
C’est ainsi que, lecteur, auditeur et scrutateur de la première trace venue qui fait rêver, il lui arrive à tout moment de tomber sur celles qui font plutôt pitié, ou qui font s’insurger, et qui, au moment où il serait tenté de s’évader, le contraignent à constater que « la vie », mais aussi « l’humanité », ce n’est que cela, là, qu’on a sous le nez (pointu ou non).
Qu’importe ! Sous la trivialité du sens commun, notre Spitzenaze s’emploie à reconnaître l’écho et l’ombre portée de l’énigme, la silhouette embrumée de la Terra incognita – patrie première et ultime réduit de la « vraie vie » … C’est donc à partir de tout et de rien (et non de ces « petits riens » issus d’une extravagante panoplie pagnolesque ou vichyste) qu’il s’efforce de lire dans le filigrane serré de chaque instant la trame d’un monde que l’homme pourrait enfin « habiter en poète ».

Nous restituant à notre passé de nomades, moins oublié que nos mœurs actuelles ne le laissent présumer, Julien Gracq rappelle opportunément, au début des Eaux étroites que tout vrai voyage exclut l’idée de retour.
Partir, ce n’est en effet pas seulement mourir un peu ; c’est d’abord se mettre en chemin vers sa propre renaissance, naissance non pas à des lieux neufs, à des circonstances nouvelles, mais à des horizons de nous-mêmes encore infrayés, voire même insoupçonnés.
Je suis assis dans le Thalys, train rouge et confortable qui, à très grande vitesse, relie Paris à Cologne, via Bruxelles, Liège et Aix-la-Chapelle.
Ayant quitté depuis une heure les verrières de la gare du Nord, l’ultra-rapide international se trouve en Picardie, comme le confirme cette plaine aux très légers vallonnements qui défile en étirant ses bosquets d’ormes et de bouleaux et ses alignements de saules, certains d’entre eux, tels des anachorètes méditatifs, s’étant trouvés isolés au bout d’un champ, ici vert pomme ou vert olive, là bruni par un récent labour.
Un ciel de peinture flamande pose sur tout cela le sceau d’une douceureuse tristesse qui vient éteindre peu à peu en nous l’euphorie du matin, nous installant dans un parfum de mélancolie monté des couches ensevelies de l’enfance.
Nous partions alors, nous mourions beaucoup, laissant s’effilocher puis s’en aller « au vent mauvais » les certitudes et les présomptions dont on avait balisé notre jeunesse. Il y avait déjà de l’Allemagne dans l’air.
L’air justement fait pencher les troncs effilés des bouleaux et, de ses courants alternatifs, infléchit la courbe de vol de cette troupe d’oiseaux qui, vus de loin, ressemblent à des étourneaux.
En chemin vers ailleurs, je change encore une fois de peau, et je dirais bien volontiers de langue, si l’on voulait entendre par là que, usant cependant des mêmes mots et de la même syntaxe, je parle d’autre chose ou depuis autre part. Celui qui prit ainsi le stylo quelque part sous le ciel épais de Picardie entre en gare de Bruxelles nanti d’un idiome nouveau, celui de son identité très légèrement, mais à jamais, infléchie.

Le train entre Paris et Bruxelles, ce mercredi 4 mars 1998.

Le Mensuel littéraire et poétique, décembre 2000, par Bernard Simeone

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« Marque-Pages », par Claude Mourthé, France-Culture, le jeudi 5 octobre 2000

« Du jour au lendemain », par Alain Veinstein, France-Culture, le 10 janvier 2001