Camilo José Cela

Toreros de salon

Farce accompagnée de clameurs et de fanfares

Traduit de l’espagnol par Antoine Martin

Collection : Faenas

104 pages

10,65 €

978-2-86432-090-6

septembre 1989

Il ne faut pas confondre la tauromachie de salon avec la musique de chambre, le latin de cuisine, ou quelque autre divertissement casanier. Il n’est pas indispensable, pour se sentir torero, d’avoir face à soi un véritable taureau. Le torero de salon va l’inventer, au sens de « l’invention de la Croix ». C’est-à-dire qu’il creuse, pour le trouver, tout au fond de lui-même, dans les obscurités où sommeille le mammifère primordial.

Introitus

On aura du mal à l’admettre, mais c’est ainsi. C’est plus facile de faire un vrai miracle que de sortir un lapin de sa manche, de tirer une colombe de l’oreille d’un enfant ou de celle d’un soldat.

Plus facile d’affronter vraiment un taureau de l’inquiétant élevage de Miura que d’en simuler le combat.

C’est ainsi, les gens ne croient ni aux miracles ni aux interventions divines. Et ainsi va le monde.

Mais voici que l’amateur de miracles observe un paralytique. Il lui dit : « Lève-toi et va faire un tour jusqu’au coin de la rue. » Si le paralytique se laisse impressionner, s’il se dit tout bas « putain, c’est un miracle ! », il se lèvera, ira faire un tour jusqu’au coin de la rue et reviendra comme si de rien n’était. Au cirque, le prestidigitateur, lui, doit veiller à ce que les lapins ne s’échappent pas, à ce qu’ils n’abîment pas le frac en pissant dans sa manche. Pareil pour les colombes : il doit éviter qu’elles ne s’envolent ou ne s’oublient dans l’oreille de l’enfant, au risque de lui occasionner une douloureuse otite. Le prestidigitateur doit être prudent !…

Pour la tauromachie, il en va de même. Il suffit que le torero se montre pour que le taureau, si c’est un taureau qui se respecte, qui connaît les règles du jeu, fasse le reste.

Le Torero de Salon, lui, ne bénéficie pas d’une telle aide. Il lui faut être, en plus de torero, un véritable artiste dramatique. C’est beaucoup moins naturel de crier « Passe, taureau ! » à une chaise immobile que de le dire à un véritable taureau qui, parfois, passe si promptement qu’on n’a pas le temps de finir sa phrase.

Sans taureau, c’est très compliqué d’avoir l’air… Bien plus que sous la charge de l’animal, même si on doit rentrer le ventre. Là, on dit « hé taureau ! », et il vient… On n’a plus, alors, qu’à s’écarter. Si on ne s’écarte pas, c’est lui qui vous enlève du milieu. C’est pire, bien sûr, mais c’est encore plus facile. Si à la place d’un taureau en chair et en os on prend un fauteuil à bascule, un bidet portatif, une table de nuit en marbre ou une machine à coudre, on pourra dire « hé taureau ! » tant qu’on voudra, il ne bougera pas d’un pouce. Il faudra se résoudre à faire tout soi-même, jusqu’à la cabriole finale.

C’est très mystérieux, très délicat, cette histoire de Tauromachie de Salon. On y est toujours au bord du ridicule. Comme la poésie pure et le vice solitaire, on ne peut vraiment en parler qu’avec le petit nombre des élus.