Pierre Michon

Corps du roi

Collection : Collection jaune

112 pages

10,14 €

978-2-86432-366-2

octobre 2012

« Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires ; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine. »

Un soir, j’en vis une. Elle venait de l’autre bout de la prairie. Elle me faisait de petits signes en venant, tout en glanant son bois. C’étaient des invites, à la fois discrètes et flagrantes, des sourires, des regards, une certaine façon modeste et franche de vouloir paraître à son avantage, sans minauderie ni vulgarité, comme l’invite sexuelle se pratiquait sans doute depuis le début dans les sociétés agraires, que nous ne connaissons plus. Je ne compris pas du tout sur l’instant ce qu’elle voulait, je croyais que c’était de l’amabilité. Elle arriva devant moi, avec son fagot sur le bras. Elle pouvait avoir trente ou quarante ans, elle était encore assez jolie, mais des dents manquaient, et le ventre était déformé. Dans ce mauvais américain dont le monde entier dispose, ce syriaque de l’Empire, elle me parla, souriante et offerte sans ostentation. Ses quatre enfants étaient morts, son mari aussi. Elle souriait. Elle avait la farouche bravoure de la vie. Elle me regardait bien en face. Come home. Bread. Milk. Me. Tala (c’est la bière en éthiopien). Elle riait, elle était sérieuse. Je riais aussi, je lui dis que j’avais déjà homes et families, et que quelqu’un du village m’attendait pour boire la tala. Je lui donnai autre chose que de l’amour, ce qu’on porte dans la poche arrière des jeans et qui sert à tout. Elle s’en alla avec le même sourire, les mêmes façons franches et directes.

Le faux patriarche n’avait pas voulu de la vraie glaneuse.

Elle m’avait ému. Elle était partie. Le vent soufflait un peu du canyon et me piquait les yeux. Je dis d’un bout à l’autre Booz endormi, pour les eucalyptus et les genévriers, pour les rois morts, pour le néolithique, pour l’aire et les déluges, pour me faire plaisir et me faire pleurer, pour être déjà ivre avant de l’être de tala, pour le canyon dans lequel on peut tomber, pour le sabir universel, pour les occasions manquées, pour les femmes qu’on veut et pour celles dont on ne veut pas, pour jamais plus, pour Corvus crassirostris qui niche dans le Menz, thick-billed raven, qui a un vol épais, un bec ordurier, un cri répugnant, un plumage plus funèbre que celui de la vieille corneille, mais qui porte sur la nuque la largeur d’une main d’enfant d’hermine, de lait, de neige, un pur miroir où la candeur se regarde.

Prix Décembre, 2002

Le Magazine littéraire, décembre 2002, par Pierre-Marc de Biasi

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Traductions

 

Cuerpos del rey, trad. María Teresa Gallego Urrutia, Barcelone, Anagrama, 2012 (espagnol).

 

Körper des Königs, trad. Anne Weber, Berlin, Suhrkamp, 2015 (allemand).

 

Koningslichamen, trad. Rokus Hofstede, Amsterdam, Oorschot, 2016 (néerlandais).