Esprit, avril 2022, par Nicolas Léger

Sergueï Lebedev : une odyssée littéraire de la mémoire russe

Parmi les écrivains russes contemporains, Sergueï Lebedev tient une place singulière. Véritables sondes de la société russe, ses romans auscultent les silences, les traces ou leurs absences avec une subtile poésie. Ils livrent le récit d’une société hantée, traversée visions et de béances, où sourdent les violences et stagnent les mythes politiques. Son premier roman, La Limite de l’oubli, dessine les sillons d’une époque bouleversée par l’effondrement soviétique et travaillée par ses crimes et leur oubli. C’est une odyssée, après une iliade terrible, jusqu’aux confins désolés du continent russe, à la recherche de vestiges des crimes et des horreurs du système concentrationnaire.

Les vestiges des crimes

Cette enquête perpétuelle et indéfinie de la mémoire et des consciences russes trouve ses prémices dans l’enfance et ses intuitions devant un monde adulte perclus de secrets et de douleurs. Enfant, le narrateur attaqué par un chien est transfusé avec le sang d’un vieil homme énigmatique qu’il nomme « l’Autre Grand-Père », figure autoritaire et aveugle. Quand ce dernier meurt alors que l’enfant survit, les chars soviétiques font trembler les murs de l’hôpital : nous sommes en août 1991 et l’URSS s’effondre. Salvateur, ce sang de l’Autre Grand-Père est aussi un poison, une emprise.

Le narrateur part sur les traces du passé de celui qui a été chef de camps. La traversée de villes à l’abandon, d’étendues désolées et de vestiges soviétiques est portée par les variations du regard. La subjectivité du narrateur, menacée d’engloutissement, est un vaisseau parcourant le cauchemar russe. L’expérience de géologue de Lebedev irrigue ce récit de réminiscences et de songes inquiets. Les regards sont à la recherche de signes, dans un souci de se prémunir de l’oubli ou de l’aveuglement. Géographique, cette traversée est également mémorielle et convoque un ensemble de temporalités oscillant entre le titanesque des ères géologiques, des époques de l’histoire et celles des existences individuelles, jusqu’au furtif des rencontres et des visions. Seul le fil ténu de la subjectivité de l’écrivain tient ce récit parfois halluciné. Les frontières s’abolissent perpétuellement en des terres comme hors de l’histoire, où la main de l’homme et les crimes du régime soviétique ne sont pas parvenus à matérialiser leurs folies prométhéennes de transformation du monde.

La frontière entre les morts et les vivants elle-même est abolie. Les vivants sont des êtres promis à la folie, à l’atonie ou à la cécité, contaminés et écrasés par les souvenirs et l’horreur, ou encore errant dans une existence devenue absurde, comme celle de cet ancien tortionnaire : « Ce n’était pas ses actes qui le terrifiaient. La peur était venue lorsqu’il avait compris que dans le monde d’aujourd’hui il n’était plus personne. On ne lui crachait pas à la figure, on ne le craignait pas non plus. Le vieillard ne supportait pas que le mal commis par lui ne lui existât plus en tant que mal. Il avait tué, et le monde lui avait fermé puis ouvert les yeux, et tout allait comme si de rien n’était » [La Limite de l’oubli, p. 220].

Les morts sans tombe, eux, hantent les esprits et les corps qui, pour certains, demeurent encore dans les sols ou dans le reflet des objets perdus dans le commun du quotidien ou dans l’immensité indifférente des espaces : « Le permafrost pouvait rejeter les croix et les monuments comme il rejette les pilotis des maisons, il pouvait demeurer indifférent, il pouvait enfin engloutir la tombe » [ibid.].

Une probité

En élaborant une langue au gré de ces variations de regards et de temps, Lebedev s’assigne à une probité et à une éthique. Il joue ainsi des distances sans cesse adaptées aux expériences et aux traces qu’il rencontre, soit pour leur rendre une dignité et échapper au poids écrasant des mythes, soit pour les révéler dans leur précarité.

L’oubli, qui toujours guette, se heurte à une persistance des signes pour qui sait et veut les voir. S’en défier revient à une désagrégation de soi et du monde. Mais leur saisie attentive et patiente est la seule possibilité de laisser advenir un monde, là où il a disparu dans l’inhumanité des crimes ou dans le gigantisme du temps et de l’espace. La force de l’écriture de Lebedev réside dans sa volonté d’échapper aux mythologies politiques et d’en montrer l’inanité en temps d’effondrement. Tel Robinson, naufragé et entouré des débris de l’histoire, il bricole avec les objets, les paroles et les mots, explore les espaces naturels et tente de retrouver un horizon humain. Il se défie des approches préconçues, des mensonges à soi-même, des discours prétendant faire système : le tragique du passé n’en a que trop montré le péril. Cette méfiance et cette prudence s’étendent jusqu’aux références culturelles que la contemplation de l’horreur concentrationnaire bouleverse dans leurs fondements : « Tu te tenais devant la carrière en te disant que l’enfer avait la même apparence. Mais l’image de l’enfer, de ses cercles, appartient à la culture. Par la culture tu échappais à ce qui n’aurait guère pu être décrit dans la langue littéraire, parce que la carrière était justement une an-image, la négation de la figuration elle-même » [ibid., p. 190].

Les limites explorées sont donc aussi celles du langage face à l’irreprésentable, dessinant ainsi les contours des « béances mémorielles ». Le lecteur rencontre dans son récit les inquiétudes et les violences des nouvelles générations russes à hauteur humaine. Et ce, dans une écriture qui se pense elle-même, à chacune de ses esquisses, tout en étant sans concession, lucide et courageuse face aux mensonges, aux faux-semblants et à la brutalité. Les romans suivants traduits en français, que sont L’Année de la comète et Les Hommes d’août, poursuivent cette enquête infinie, s’emparant de l’histoire familiale, des récits hérités et des  traces, dans des étendues qui ne se laissent pas embrasser par le regard. L’humilité et l’intuition du regard de l’écrivain en une enfance retrouvée rappellent l’exigence faite à la société russe d’écrire une mémoire de son passé pour s’expurger des douleurs du présent et prévenir les écueils du futur. L’odyssée de l’écrivain n’a rien d’une théodicée : c’est une école de la vigilance et une généalogie des violences qui n’ont de cesse d’exercer leurs forces telluriques.

Lebedev ne dit rien d’autre dans un récent entretien : « La guerre russe contre l’Ukraine constitue l’effondrement moral et humanitaire de la culture russe. De la culture dont les meilleurs représentants, de Dostoïevski et Boulgakov à Soljenitsyne et Brodsky, ont été atteints par ce virus de l’impérialisme, la notion de “supériorité” de la langue russe et ses droits spéciaux. Maintenant que le mot “russe” est pestiféré pour de nombreuses années, nous, les Russes – si nous voulons vraiment créer, au moins en théorie, les conditions préalables pour que la Russie devienne un voisin sûr –, nous devrons repenser notre culture, notre histoire, notre système politique depuis le début » [Le Monde, 3 mars 2022].