Les Inrockuptibles, 25 mai 2022, par Sylvie Tanette

Un plus grand espoir et Eliza Eliza d’Ilse Aichinger

Écrivaine autrichienne majeure mais méconnue en France, elle signait au lendemain de la guerre un récit puissant sur la Shoah. Un talent dont ses nouvelles témoignent aussi.

« Ils ouvrirent grand la fenêtre et se penchèrent au-dehors. Tout était sombre et profond comme la mer. On ne distinguait pas la cour. “Si nous sautions maintenant, dit Kurt d’une voix enrouée, l’un après l’autre ! Juste un instant, et finie la peur. Finie la peur, vous imaginez ?” » Ce sont des enfants juifs, ils et elles sont au centre de ce livre publié en 1948. En racontant leur périple dans une ville bouleversée par la guerre. Ilse Aichinger a écrit une des premières œuvres (de fiction) sur la Shoah. L’écrivaine autrichienne, disparue en 2016, était née à Vienne en 1921 d’une mère juive. Si elle a pu échapper aux camps d’extermination, cela n’a pas été le cas d’autres membres de sa famille maternelle qui ont été déportés. Après Un plus grand espoir, son seul roman, Ilse Aichinger a écrit des nouvelles et des pièces de théâtre.

Dans les pays germanophones, son œuvre est considérée comme un classique ; en France elle reste méconnue, bien que son roman soit sorti chez Gallimard en 1953. Sa republication en 2007 (par Verdier), dans une nouvelle traduction et avec une postface de Jean-Yves Masson, accompagnée de la publication d’une anthologie de nouvelles, Eliza Eliza, a permis au lectorat français d’avoir accès à son travail. Hélas, elle reste encore trop ignorée.

Le personnage principal du roman est Ellen, une petite fille qui cherche à obtenir un visa pour rejoindre sa mère, réfugiée aux États-Unis. Elle s’allie à d’autres enfants et, ensemble, ils et elles tentent de s’entraider. Chaque chapitre est conçu comme une courte nouvelle, les petites héros et héroïnes allant de rencontre en rencontre en un étrange et terrifiant voyage dans cette ville qui pourrait être Vienne. Elle n’est plus jeune qu’Ilse Aichinger ne l’était elle-même au début de la guerre. Ce choix de regarder la barbarie nazie depuis l’enfance n’est pas anecdotique. Dans leur innocence pure, les questions qu’Ellen et ses ami(e)s posent aux adultes sont directes et déstabilisantes, elles mettent à nu l’horreur, l’absurdité et l’injustice.

Certaines scènes bouleversantes sont des témoignages directs de ce qu’a été la vie à Vienne après l’Anschluss : Ellen veut acheter un gâteau dans une pâtisserie, elle a préparé ses sous, mais elle porte l’étoile jaune, alors la vendeuse la met brutalement dehors, sous le regard indifférent des clients. D’autres relèvent du mythe : toute une nuit, Ellen supplie sa grand-mère de lui raconter une histoire et encore une histoire pour repousser la mort, car la vieille dame a décidé de se tuer avant que les nazis ne viennent la chercher. Ce constant tissage entre conte et réalisme se retrouve dans les nouvelles du recueil Eliza Eliza, comme si le roman avait été un concentré de l’œuvre à venir. L’aspect le plus remarquable du travail d’Aichinger réside dans sa phrase même, dans son intensité. Car son écriture est portée par une force poétique, et les images qu’elle convoque sont souvent d’une puissance rare. Ainsi, à la fin du roman, son évocation de la ville dévastée par les bombardements, décrite comme une succession de ruines « habitées de l’absence des corps ».