Didier Daeninckx
Cités perdues
Collection : Collection jaune
128 pages
12,68 €
978-2-86432-435-5
mars 2005
La nouvelle, chez Didier Daeninckx, bat au rythme du monde.
Son éclat noir et incisif brille comme pour laisser une trace de ceux – héros ou inconnus – dont elle évoque la vie.
Elle se cherche en scrutant le regard des témoins, et se construit au présent sur la trame de l’Histoire.
Elle s’écrit alors que la poussière des effondrements est encore en suspens.
Et quand la façade de la cité, le mur de l’atelier, ont déjà disparu, elle est l’ombre sauvegardée.
Ce recueil confirme, s’il en était besoin, que Didier Daeninckx est bien l’observateur le plus intransigeant de la littérature sociale et politique de son temps.
Rien qu’en passant il pouvait dire, sans grand risque de se tromper, ce qui avait fait échouer chaque spécimen d’humanité matinale sur les bancs, les chaises bancales disposés face aux niches des inspecteurs. Ça gueulait d’un peu partout, des pleurs, des coups, des hurlements de détresse. Ils étaient pas mal, ici, à savoir qu’ils faisaient un sale boulot, alors ils le faisaient salement. La flotte lui récurait les sinus. Après chaque séance d’entraînement il avait le goût chamboulé. Les odeurs mêlées de tabac froid, de sueur, de crésyl, de café, l’écœuraient. Il lui fallait griller une dizaine de blanches pour se remettre à niveau. Quand il entra dans son bureau, le lieutenant Pétriat tapait comme un sourd, mais la victime était seulement son clavier d’ordinateur.
— Vous voulez un café, patron ?
— Non… je vais essayer de me remettre à fumer… Tu as du nouveau ?
Il préleva une feuille dans la recette de l’imprimante.
— J’ai reçu une note de Goubert juste avant que vous n’arriviez…
— Il a remis les pièces du puzzle en place ?
— Pas encore. Il a retrouvé une balle de 7.65 dans la rate du client, tirée à deux ou trois mètres, et une autre dans le crâne qui est entrée par la nuque… Traces de poudre sur la chemise, la peau, les cheveux : les classiques du coup de grâce… Le type avait la gueule écrasée, un magma… J’ai envoyé le jeu d’empreintes au fichier central.
Drovic feuilleta les pages départementales du Parisien. Un habitant de Montreuil avait déposé un brevet pour un carburant de son invention. Avec la biomasse issue de soixante kilos de bananes plantin pourries, il avait réussi à produire assez d’énergie pour faire tourner le moteur d’un ventilateur pendant trois jours et trois nuits.
— Tiens, on dirait qu’ils sont passés à côté de l’info cette fois… Tu as eu le temps d’interroger le fichier des disparus ?
Pétriat eut un regard pour son écran.
— Je terminais l’inventaire… Tout est là, il y a une dizaine de fiches rien que pour la cité du Corbusier. Autant pour le reste de Courvilliers. J’ai tiré le paquet ainsi que les photos.
Le commissaire les étala devant lui.
— Fugue, recherche dans l’intérêt des familles, camé en galère, rupture de contrôle judiciaire, libéré conditionnel dans la nature… C’est pas sorcier, il va falloir se les cogner, l’un après l’autre. Sors la corde de rappel, on va faire les étages !
— Vous ne pouvez pas savoir combien ça me met en joie… Rien qu’à y penser j’ai déjà l’odeur pisseuse des ascenseurs dans le nez !
— Occupe-toi de ce tas-là, je contrôle le reste… Prends les escaliers si tu as l’odorat sensible.