Didier Daeninckx
Cannibale
1931, l’Exposition coloniale. Quelques jours avant l’inauguration officielle, empoisonnés ou victimes d’une nourriture inadaptée, tous les crocodiles du marigot meurent d’un coup. Une solution est négociée par les organisateurs afin de remédier à la catastrophe. Le cirque Höffner de Francfort-sur-le-Main, qui souhaite renouveler l’intérêt du public, veut bien prêter les siens, mais en échange d’autant de Canaques. Qu’à cela ne tienne ! Les « cannibales » seront expédiés.
Inspiré par ce fait authentique, le récit déroule l’intrigue sur fond du Paris des années trente – ses mentalités, l’univers étrange de l’exposition – tout en mettant en perspective les révoltes qui devaient avoir lieu un demi-siècle plus tard en Nouvelle-Calédonie.
— Ah, c’est enfin vous, Grimaut ! Cela fait bien deux heures que je vous ai fait demander… Que se passe-t-il avec les crocodiles ? J’ai fait le tour du parc ce matin, avant de venir au bureau, je n’en ai pas vu un seul dans le marigot…
Grimaut commence à transpirer. Il baisse les yeux.
— On a eu un gros problème dans la nuit, monsieur le haut-commissaire… Personne ne comprend ce qui a bien pu se passer…
— Cessez donc de parler par énigme ! Où sont nos crocodiles ?
— Ils sont tous morts d’un coup… On pense que leur nourriture n’était pas adaptée… Á moins qu’on ait voulu les empoisonner…
L’administrateur reste un instant sans voix, puis il se met à hurler.
Grimaut déglutit douloureusement.
— Morts ! Tous morts ! C’est une plaisanterie… Qu’est-ce qu’on leur a donné à manger ? De la choucroute, du cassoulet ? Vous vous rendez compte de la situation, Grimaut ? Il nous a fallu trois mois pour les faire venir des Caraïbes… Trois mois ! Qu’est-ce que je vais raconter au président et au maréchal, demain, devant le marigot désert ? Qu’on cultive des nénuphars ? Ils vont les chercher, leurs crocodiles, et il faudra bien trouver une solution… J’espère que vous avez commencé à y réfléchir…
L’adjoint a sorti un mouchoir de sa poche. Il se tamponne le front.
— Tout devrait rentrer dans l’ordre au cours des prochaines heures, monsieur le haut-commissaire… J’aurai une centaine de bêtes en remplacement, pour la cérémonie d’ouverture. Des crocodiles, des caïmans, des alligators… Ils arrivent à la gare de l’Est, par le train de nuit…
— Gare de l’Est ! Et ils viennent d’où ?
Grimaut esquisse un sourire.
— D’Allemagne…
— Des sauriens teutons ! On aura tout vu… Et vous les avez attrapés comment vos crocodiles, Grimaut, si ça n’est pas indiscret ?
L’adjoint se balance d’un pied sur l’autre.
— Au téléphone, tout simplement. Ils viennent de la ménagerie du cirque Höffner, de Francfort-sur-le-Main. C’était leur attraction principale, depuis deux ans, mais les gens se sont lassés. Ils cherchaient à les remplacer pour renouveler l’intérêt du public, et ma proposition ne pouvait pas mieux tomber…
Albert Pontevigne fronce les sourcils.
— Une proposition ? J’ai bien entendu… J’espère que vous ne vous êtes pas trop engagé, Grimaut.
— Je ne pense pas… En échange, je leur ai promis de leur prêter une trentaine de Canaques. Ils nous les rendront en septembre, à la fin de leur tournée.
Libération, 6 novembre 1998, par Christian Tortel (rédacteur en chef adjoint de RFO Nouvelle-Calédonie)
Le Monde, 6 septembre 1998, par Jean-Luc Douin
La Libre Culture, nº 157, 18 septembre 1998, par Gilles Schepens
Conférence à l’Institut franco-japonais de Tokyo, 24 avril 2003, par Didier Daeninckx
Le Monde, supplément « Culture et Idées », 29 décembre 2011, par Frédéric Joignot
« Affaires sensibles », « Ataï, le retour du chef » par Fabrice Drouelle, France Inter, vendredi 5 décembre 2014 à 15h
Traductions
Cannibale, trad. Maurizio Ferrara, Rome, Lavoro, 1999 (italien).
Reise eines Menschenfressers nach Paris, trad. Barbara Heber-Schärer, Berlin, Wagenbach, 2001 (allemand).
Kanibaru shokujinshu, trad. Kei Takahashi, Tokyo, Seidosha, 2003 (japonais).
Pari ui siginjong, trad. Pyŏng-uk Kim, Séoul, Domabaem, 2007 (coréen).