Thomas Jonigk

Jupiter

Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

Collection : Der Doppelgänger

144 pages

15,22 €

978-2-86432-417-1

septembre 2004

Jupiter est l’un des romans les plus troublants et les plus violents de la littérature allemande de ces dernières années. Troublant, parce qu’il s’agit moins ici d’homosexualité que de folie, et violent, moins par les scènes de masochisme que par le dédoublement constant du narrateur, devenu à la fois son propre bourreau et l’observateur implacable de ses dérives.

Martin, jeune homosexuel au chômage, rencontre un jour, dans un bar sordide, un homme qui le recueille, avec lequel il vit quelque temps, dont il tient la droguerie et promène les chiens monstrueux. Mais il s’avère assez vite que cet homme, Jürgen, a commis des actes de pédophilie sur sa propre fille, et que Martin ne l’a suivi et aimé que parce qu’il a lui-même été abusé, enfant, par son propre père. L’impossibilité de sortir du cercle infernal engendré par la relation au père apparaît dans la clôture vertigineuse du texte, dont les dernières phrases sont aussi les premières : l’arrestation du coupable ne répare rien.

Écrit dans une langue dont l’étrangeté calculée intègre pour les détruire tous les clichés répandus par la presse et la publicité, Jupiter est aussi, il faut le dire, un roman dont certains passages sont d’une extrême drôlerie : satire féroce d’un monde falsifié où la réduction de l’être humain à l’objet répond à une logique économique omniprésente, où le langage commercial fait appel au vocabulaire des sentiments, où tout discours contestataire dégénère en slogans creux.

C’est une contrainte naturelle pour moi de refuser les femmes au niveau corporel, car les femmes sont biologiquement de moindre valeur et peu attirantes. On ne le voit pas seulement de mon point de vue seul, mais aussi dans le monde animal où l’on est charmé par le canard qui se trouve paré d’un plumage moucheté ou coloré avec goût, à côté de la cane à plumage gris, laquelle, consciente de ses limitations sexuelles, met à son expression extérieure des bornes qui dépassent de loin son horizon propre. Ce n’est qu’un exemple, parmi bien d’autres que je ne voudrais pas citer dans le présent contexte.
Je ne touche à aucune femme.
Ma mère est une femme.
Une mère est mère au premier chef, mais, je le crains, femme elle l’est aussi. Je ne crains pas ma mère qui est vraiment une femme. Je crains qu’aucune autre femme ne puisse rivaliser avec elle. Il faudrait qu’une femme soit un homme pour se mesurer à elle. Et un homme doit être mon père pour pouvoir affronter un homme.
Des inconnus ne le peuvent pas. Ils s’appelaient Harald, ne m’ont jamais compris et posaient des questions. À l’égard de mes camarades de classe, j’avais toujours l’impression d’être couvert de honte car je n’étais jamais battu par mes parents. Aujourd’hui, je me rends compte que cela ne m’a pas causé des dommages irréparables, mais, lorsque j’étais encore enfant, j’aurais aimé me vanter de mes ecchymoses et de mes marques bleues qui, par moi publiquement exhibées, m’auraient fait comme des distinctions. Par la suite, je m’en suis fait à satiété.
Si je disposais d’enfants, il faudrait aussi qu’ils soient battus par moi.
Devant mes yeux, Harald fit son apparition.
Depuis une semaine il se tenait à proximité immédiate de la droguerie où je travaillais. Jusque-là j’étais parvenu à l’ignorer. Sa présence ne pouvait en aucun cas être le fait du hasard. Je me permets de ne pas croire au hasard. Rien ne vous vient sans qu’on ait d’abord fait quelque chose en ce sens. Tout est travail. Rien d’autre n’existe. Si ce n’est le chômage, et j’en étais débarrassé.
Je n’étais pas chômeur.
J’étais tel que Jürgen me voyait.
Harald était amoureux de moi.
Une semaine plus tôt, j’avais passé une nuit avec lui.
Je l’avais caché à Jürgen par crainte d’une réaction dont je ne pouvais pas savoir à l’avance ce qu’elle serait. Je me sentais comme une prostituée pratiquant les relations sexuelles, et pourtant je n’avais rien fait. Rien dont je puisse me souvenir. Je n’allais pas exposer Jürgen, qui depuis trois mois souffrait d’une légère mais imprévisible sensation de faiblesse, à des malentendus.
Je ne comprends pas qu’on puisse m’aimer.
Moi en tant qu’enfant.
Alors qu’enfant j’étais déjà moi.
Et pas invisible.