Dans un bistro désert d’une petite ville, deux personnages dialoguent : la serveuse, venue de la campagne, et un client de passage, qui semble être ce qu’on appelle un « intellectuel ». Ils parlent « pour rien », ou plutôt : pour échapper à la monotonie, à l’ennui, à la tyrannie du stéréotype : calamités qu’ils éprouvent tous deux, mais évidemment pas de la même façon.
Ce dialogue ne va donc pas de soi. Il se hasarde, c’est une histoire progressive de séduction/éducation mutuelles, l’invention d’une fantaisie commune par la liberté des mots. D’abord, de fréquentes incompréhensions l’interrompent. Dans le silence ouvert par ces crises de non-parole s’élève – si l’on peut dire – une « voix » bredouillante, grommeleuse, qui est probablement celle de la télévision, ou d’une radio. Mais il serait trop simple de la réduire à cela. Elle est plus généralement celle des nouveaux maîtres. Elle émet un magma de lieux communs, dans une langue faiblement articulée. Cette « voix » de personne, aussi éloignée de la langue « littéraire » que de la langue « populaire » (pour faire vite), enfin, des langues matérielles, nous ne l’entendons, ne la lisons que trop, il nous arrive même de l’utiliser. À la fin, elle s’« incarne » en une sorte d’ectoplasme. Parce que cette chose-là, en effet, ne cesse de se réaliser – sans jamais être personne.
Quelques-unes des idées mises en scène dans La Langue, il m’était arrivé de les exprimer, autrement formulées, dans une conférence : il n’a donc pas paru complètement incongru d’en publier le texte à la suite. Son titre, Mal placé, déplacé, sonne pour moi comme un programme, j’oserais presque dire, politique…
Mal placé, déplacé
Mal placé : c’est donc ainsi que se sentait Chateaubriand, tout Pair de France qu’il était, et c’est le mot que je voudrais commenter et développer. C’est un heureux hasard (un hasard tout de même, je le reconnais) qui fait d’Homère, figure fondatrice de la littérature, en Occident tout au moins, un être plus qu’à demi chimérique, dont on ne connaît que des vies romancées, à commencer par celle qu’en donne Plutarque, et dont on ne sait ni d’où, ni qui il était, ni même s’il était une seule et unique personne. Ainsi le plus ancien des écrivains devient-il un paradigme pour la situation moderne de l’écrivain, qui est d’être sans place, de ne pouvoir se satisfaire d’aucune, d’être en permanence et par essence déplacé, privé de tout asile jusqu’à celui de lui-même. Le premier ennemi de la littérature se nomme, et ceci dans beaucoup de langues, de celles en tout cas dont j’ai quelque connaissance, lieu commun, commonplace, lugar común, luogo comune, obchtchié miesta : expressions dans lesquelles je vous invite à voir une façon qu’ont les langues de dire que la littérature est essentiellement sans feu ni lieu, qu’elle répugne à ce qui prétend l’enclore dans la prison d’une place. Songeons d’ailleurs aux connotations serviles du mot « place » : de qui disait-on, autrefois, qu’il était « placé », sinon d’un domestique ? Veut-on de la littérature domestique ?
Ce n’est pas l’affaire de l’écrivain d’être le porte-parole ou le mythographe, ou le domestique, d’un peuple, ni d’une classe ou d’un groupe social, ni d’une époque (ni, moins encore, de « l’avenir »), il est plutôt de sa nature (de son étrange fureur) d’être un inclassable, un asocial, un « mal placé », un dérangé, c’est-à-dire un pas rangé, pas rangeable du tout. Il parle de son temps en y étant aberrant, de lui-même en étant hors de lui. Toute détermination lui est un ennemi. La littérature elle-même, cette cité vénérable, il faudra que, la respectant, y habitant jusqu’à un certain point, il se propose aussi d’en subvertir les lois, d’en renverser les idoles. Il est un héritier de toute son histoire, nul n’écrit sans Homère, Rabelais, Shakespeare, etc., et en même temps son premier devoir est de renier l’héritage, de tenter le vain sacrilège d’une nouvelle fondation. Si l’on se satisfait un instant de la fiction selon laquelle la littérature serait quelque chose comme une civilisation, le premier devoir d’un écrivain qui ne prendrait pas tout à fait à la légère ses responsabilités serait d’être un barbare ; et il faut ajouter aussitôt que le second serait d’être ce barbare que Borges montre dans l’Histoire du guerrier et de la captive, et qui, ébloui par la forme miraculeusement belle d’une ville, par rapport à laquelle il sent qu’il n’est qu’un enfant ou un chien, meurt en défendant Ravenne, c’est-à-dire Rome, contre les siens.
Actualité des religions, décembre 2000
L’Humanité, 16 novembre 2000, par Jean-Claude Lebrun
Le Matricule des anges, 15 novembre 2000
Le Monde, 20 octobre 2000, par Robert Redecker
La Liberté, 7 octobre 2000, par J. S.
Indications, septembre 2000, par J.-L. D.
Lire, septembre 2000, par Pierre Assouline
Page des libraires, septembre 2000, par Renaud Ego
Le Soir, 30 août 2000, par Pierre Mertens
La Langue a fait l’objet d’une commande de France Culture pour une création originale donnée le 12 juillet 2000 dans le cadre du Festival d’Avignon. Les deux voix du dialogue étaient interprétées par Anouk Grinberg et Didier Bezace, Marc Betton faisant la « voix de personne ». La réalisation était due à Blandine Masson.