Varlam Chalamov
La Quatrième Vologda
Traduit du russe par Sophie Benech
Collection : Slovo
192 pages
14,70 €
978-2-86432-553-6
octobre 2008
Ce récit autobiographique est consacré à Vologda, la ville natale de Chalamov. Avant de devenir une étape pour les détenus à destination des îles Solovki, elle fut pendant des siècles, à l’époque tsariste, un lieu de relégation pour de nombreuses figures de l’opposition – ce qui a fortement contribué à créer le climat culturel et moral si particulier à cette ville du Grand Nord.
Chalamov y décrit la vie de sa famille avant, pendant et après la révolution. Il fait le portrait de son père – prêtre orthodoxe qui avait exercé son ministère sur les îles Aléoutiennes avant de venir se fixer à Vologda – dont la personnalité a marqué l’enfant qu’il fut. Il évoque sa mère, ses frères et sœurs, son existence d’écolier, ses lectures et ses découvertes.
On y voit grandir l’écrivain, on découvre ses héros, ses passions, ses rêves.
La Quatrième Vologda est un ouvrage capital pour comprendre Chalamov, la façon dont se sont forgés son caractère, sa conception du monde et son destin, c’est un témoignage riche et émouvant.
Ma sœur Natacha avait sept ans de plus que moi. Si bien qu’elle avait dix-sept ans en 1917 et dix-huit en 1918. Ces deux frontières, celle de l’âge et celle de l’histoire, se sont étroitement enchevêtrées dans sa vie.
Elle est entrée dans sa dix-septième année en robe blanche, le visage rayonnant. Les représentants de la douma municipale l’ont félicitée pour avoir réussi les examens de fin d’études du lycée de filles.
— Il nous a appelées « camarades » ! répétait-elle sans arrêt en virevoltant dans la pièce, en embrassant nos parents et en me cajolant.
Tous les horizons du monde s’ouvraient devant elle, et elle avait bien l’intention de tirer parti de toutes les possibilités qui s’offraient : les études, les voyages, la liberté.
Mais en 1918, celle qui se tenait devant nous était une personne austère qui avait subi avec les siens un coup absolument terrible, tant moral que matériel.
Brusquement, toute possibilité de partir avait disparu, et c’est sur Natacha qu’est retombé tout le poids de la responsabilité de la famille. Elle a tout de suite compris que l’heure n’était plus aux bavardages et qu’il lui fallait chercher un appui matériel pour sa famille et pour elle-même. Elle s’est aussitôt inscrite dans une école d’infirmières qui existait à Vologda depuis la guerre ; cette formation de deux ans, bien qu’insignifiante, lui donnait la possibilité d’aider concrètement sa famille.
Notre frère Valéry, qui s’était marié en 1915, avait quitté la maison. Galia avait suivi son exemple. Sergueï était à l’armée, et moi à l’école. Par élimination, il est facile de deviner que toute la responsabilité ainsi que la charge matérielle de la famille reposaient dès lors sur les frêles épaules de Natacha. Son travail lui fournissait des cartes d’alimentation pour le pain et préservait notre appartement de nouvelles réductions de surface ; son aide avait beau être minime et son poids social dérisoire, elle n’en représentait pas moins notre seul salut.
C’est elle qui a protégé notre famille pendant toutes les années de guerre civile.
C’était elle qui allait trouver tous les présidents des nouvelles institutions municipales pour argumenter, protester, essayer d’obtenir quelque chose.
Puis elle a épousé un syndicaliste, elle s’est mise à travailler, elle a quitté la maison et a donné naissance à un fils qu’elle a élevé avec la fille qu’elle avait eue de son premier mari, et elle est partie pour Nijni-Novgorod, où son deuxième mari occupait un poste élevé, puis pour Moscou où il avait trouvé un emploi dans un Comité du Peuple quelconque. Elle a reçu un appartement passage Potapov, et a travaillé comme infirmière dans une clinique du Soviet central des syndicats.
Dans nos conseils de famille, Natacha incarnait la justice, surpassant même ma mère dans ce domaine. Elle se lançait avec vaillance dans toutes les batailles domestiques, dénonçant les torts, l’hypocrisie et le mensonge.
Elle m’a soutenu sans réserve dans mon refus de la carrière religieuse, et a approuvé toutes mes décisions liées à mon départ de Vologda.
Ce conseil de famille eut lieu dans la cuisine, autour du poêle russe sur lequel nous étions couchés elle et moi, tandis que mon père et ma mère, en bas, me posaient leurs dernières questions concernant mon avenir.
— Je pourrais te donner une lettre pour l’Académie de théologie, à l’intention de Vvedenski.
— Je ne veux pas faire mes études à l’Académie !
— Alors, prends ta liberté. Tu chercheras toi-même ta place dans la vie.
— C’est ce que je vais faire.
Ma mère, qui avait envie de me voir entrer à l’Académie, gardait un silence désolé. Mais j’avais choisi une autre voie. Tout l’attirail de chasse, le glorieux héritage de mes frères, fut vendu, jusqu’au dernier filet de pêche, jusqu’au dernier hameçon. Et je suis parti pour Moscou.
À ce conseil de famille, Natacha avait approuvé ma décision.