Vincent Eggericx
Peau d’ogre
Un homme, pénétrant au milieu de la nuit dans un bar de la place de Clichy, croise le regard meurtrier d’un jeune voyou avec qui il va se lier d’amitié.
Commence pour ce duo paradoxal un voyage à l’intérieur d’un triangle dont les pointes sont la place de Clichy, la place des Abbesses et l’église Notre-Dame-de-Lorette, au fil duquel se dessine une géométrie de la nuit qui est aussi une géométrie du souvenir, générant des métamorphoses où les masques et les rôles s’échangent, où se raconte dans des rixes banales à la lumière violente des néons contemporains une très vieille histoire qui met à nu le passé le plus ancien, celui des ogres et des mythes.
Vous franchissez le seuil du Jardin de l’Enfer en saluant le portier, le géant Joseph. Vous remarquez, tranchant avec la troupe des trois disciples de Dionysos plantés à l’orée du comptoir, une face camuse, noire comme le suif, dont le regard vous fouille comme une dague. Vous sentez de façon palpable une passion violente s’exhaler de ce bloc de chair terreux. Quelque chose dans cette face vous attire, mais vous ne le savez pas encore. Vous allez prendre place au milieu du zinc. Entre la peau de terre et vous sont interposés deux jeunes femmes en minijupe aux carrures de rugbyman et un Arabe débitant des âneries. Vous observez une pyramide de cendres progresser en direction de vos talons, commandée par deux coudes pointus soliloquant d’une voix de fausset et époussetant un balai contre vos tibias dans des gestes d’épileptique.
— T’es pas encore mort ? ! glapit Rodrigue.
— Non.
— Une bière ?
— Oui.
L’ivresse est le masque de fer derrière lequel vous avancez dans la nuit. Chaque semaine, depuis des années, vous avez ponctuellement voyagé jusqu’à cette grotte lumineuse de la place de Clichy. Vous marchiez à la rencontre d’un peuple de fantômes tapi en lisière de votre attracteur étrange.
Vous contemplez le ballet incessant des noctambules dessinant le long de la baie vitrée du Jardin de l’Enfer des arabesques de bancs de sardines. Chacun de vous regarde la facette d’un rêve kaléidoscopique distendu dans le wagon immobile du train fantôme filant à travers la nuit. Seul Rodrigue ne rêve pas. Il examine tour à tour ses cinq clients comme le croque-monsieur qu’il vient de glisser dans le grill graisseux collé contre la machine à café. Il savoure l’idée qu’il n’en restera qu’un clafoutis organique.
À votre gauche les deux deuxième ligne en minijupe de cuir affublés de perruques noir corbeau, les visages plâtrés dans un fond de teint impuissant à dissimuler les taches de son d’un frais rasage, ont vidé nerveusement le fond de leurs bières et ont détalé dans de grands claquements de talons à la suite d’un héros invisible venu les arracher au comptoir des passions. Entre la Mort et vous, il n’y a plus que l’Arabe.
Immanquablement, l’Arabe se tourne vers vous.
Europe, juin 2013, par Thierry Romagné
Poezibao, 3 juin 2013, par Pierre Vinclair
Transfuge, avril 2013, par Sophie Pujas
Le Magazine littéraire, avril 2013, par Juliette Einhorn
Livres hebdo, 25 janvier 2013, par Jean-Claude Perrier
« Le Carnet d’or », par Augustin Trapenard, France Culture, samedi 25 mai 2013 de 17h à 18h
« Du jour au lendemain », par Alain Veinstein, France Culture, mardi 16 avril 2013 de minuit à 0h35