Varlam Chalamov

Vichéra

Antiroman

Antiroman. Traduit du russe par Sophie Benech. Préface d’Hélène Châtelain

Collection : Slovo

256 pages

17,50 €

978-2-86432-323-5

septembre 2000

Le nom de Varlam Chalamov, depuis la publication de ses Récits de Kolyma, est indissolublement lié aux camps qui, de 1933 à 1960, ont représenté le complexe concentrationnaire le plus redouté du Goulag. Il y fut détenu dix-sept ans. « La perfection que j’ai trouvée en arrivant à Kolyma, écrit-il, n’est pas le produit d’un quelconque esprit du mal. Le camp est une structure empirique. Tout s’est mis en place progressivement, par expérience accumulée. » C’est précisément cette accumulation et cette expérience que les récits de Vichéra éclairent de l’intérieur.
Lors de sa première détention en 1929, Chalamov voit s’établir, dans cette région occidentale de l’Oural, « un système pédagogique basé sur le châtiment et la récompense, les remises de peine, l’arbitraire et la démagogie qui va se révéler extraordinairement efficace et pervers. » Grâce à sa fonction de « petit chef détenu organisant le travail d’autres détenus », il assiste à la mise en place d’un piège mortel qu’il observe et interprète. Il est l’un des premiers à en percevoir le terrible danger politique et éthique.
Ces pages, sous-titrées « antiroman », que Chalamov juge « importantes concernant sa méthode de travail et sa conception de la vie », ont gardé les aspérités, le bâti apparent, les turbulences d’une période qui n’avait pas encore fait du travail forcé l’une des bases du nouveau socialisme d’État.

La Roussalka

Pendant la construction de ce géant du premier quinquennat que fut le combinat de Bérezniki, Moscou ne négligeait pas notre éducation culturelle. Des groupes d’artistes de variété, des artistes de cirque, des prestidigitateurs et des troupes de théâtre itinérantes se succédaient pour nous distraire, se faire de l’argent, et apporter leur contribution au plan quinquennal…
La seule troupe qui ne s’est pas produite à Bérezniki est celle de la célèbre Blouse bleue, dont le directeur, l’idéologue, le guide et le fondateur, Boris Ioujanine, purgeait une peine de trois ans pour tentative de fuite à l’étranger.
Le combinat n’existait pas encore. Il n’y avait qu’un chantier dont le directeur était Granovski, fusillé par la suite. Le premier secrétaire du comité de district, Chakhguildine, a été fusillé, lui aussi.
On organisait également des séances de cinéma dans le club de l’usine de soude, ancienne usine Solvay. La salle était petite. Les transporteurs, eux, assistaient aux films dans l’immense bâtiment de l’administration, qui faisait penser aux couloirs du Palais du Travail, sur la Solianka.
Il y avait un club pour les étrangers, mais l’on n’y organisait ni spectacles ni séances de cinéma, et les étrangers venaient voir les films dans la salle commune du club.
Ce club, installé dans une baraque, ne permettait cependant pas d’accueillir les équipes d’artistes itinérants envoyées chez les « combattants du front du travail », chez ceux qui remplissaient et dépassaient les normes.
Pour leurs soirées, les contractuels libres et tout le chantier de Bérezniki utilisaient le club du camp que l’on venait de bâtir sur le mont Adam.
En fait, l’idée même de la « zone du camp » était de rendre les baraques habitables, confortables, puis de les céder aux travailleurs libres.
Il y avait aussi dans la zone un petit hôpital dirigé par l’aide-médecin libre Chtof.
Mais le bâtiment le plus luxueux était le club, un superbe club à un étage avec une cabine de projection, une loge pour se maquiller, et même une fosse d’orchestre.
Le premier étage était occupé par le service d’instruction, avec ses bureaux, sa cellule et ses impasses. C’est là que j’ai subi des interrogatoires plus tard. Cela se passait en été 1930.
C’est aussi là que j’ai remporté un tournoi d’échecs, j’ai eu la première place, et j’ai reçu pour prix des échecs que j’ai conservés jusqu’à aujourd’hui, seul le label a été détruit, brûlé, bien qu’à mes yeux, ces échecs privés de leur label ne soient plus tout à fait un prix. Mais la raison de ma femme a effacé cet indice.
Ce club était si agréable que la troupe du camp y donnait des spectacles pour les contractuels libres, avec des billets d’entrée en bonne et due forme. Les libres étaient ravis, et la Direction du camp encore plus.
Je me souviens d’une soirée au cours de laquelle Mikhaïlov, un truand, fit une conférence. Une conférence de professionnel, au moins aussi bonne que celle d’un Gorkak ou d’Alexeïev en personne. Je me souviens également du succès remporté par La Mort du cygne de Saint-Saens, dans laquelle la danseuse avait tenté d’évoquer pour les spectateurs l’immortel héritage d’Anna Pavlova.
Cette danseuse venait de la Direction, de Vijaïkha. Plus tard, en 1931, je l’ai retrouvée dans le Nord, où elle était infirmière.
Je ne suis pas à même d’apprécier la valeur de sa danse du Cygne d’après les canons de la chorégraphie, mais ce spectacle souleva chez les bagnards des ovations frénétiques.
N’ayant rien préparé pour le bis, elle dut recommencer la danse du Cygne pour répondre aux applaudissements. J’étais assis au premier rang, et c’est alors que j’ai remarqué les rides, le cou flétri, et la lassitude qui imprégnait cette danse créée jadis par Fokine pour la Pavlova.
Une lassitude qui semblait plus profonde qu’il ne convenait à un cygne mourant, si l’on considère toute cette symbolique uniquement du point de vue du réalisme officiel, ou tout au moins du point de vue du Théâtre d’Art.
Pour moi, ce ballet fut une révélation, je n’en avais jamais vu. Mon enfance, ma jeunesse, l’université, je les avais vécues sans danse et même au mépris de la danse.
Il y avait encore un détail important à mes yeux dans cette Mort du cygne interprétée sur la scène du théâtre du troisième secteur du camp de Vichéra en automne 1930 : la danseuse qui exécutait La Mort du cygne était une détenue, une artiste d’un théâtre d’amateurs, choisie dans un convoi de passage.

Medical Tribune (Suisse), 15 décembre 2000, par Raphaël Brenner

Lire l’article