L’Ours, avril 2022, par Milo Lévy-Bruhl
Sauvegarder les principes de la démocratie
Plutôt que de multiplier les superlatifs, je me contenterai d’indiquer que je considère Jean-Claude Milner comme le plus grand philosophe français contemporain. Un philosophe contemporain pourtant très classique. La lecture de ses livres étant sans doute ce qui s’approche le plus, aujourd’hui, du dialogue socratique : on avait ses idées fermement arrimées et, page après page, les voilà qui tombent, l’une après l’autre. Aussi ces lectures sont-elles autant d’épreuves. Épreuves douloureuses mais in fine fortifiantes. Car parfois, sur quelques points, on se sent fondé à persister dans son désaccord. Passant une idée au tamis de la critique milnérienne on s’aperçoit – miracle ! – qu’elle tient. Dès lors, ô combien se trouve-t-elle renforcée d’avoir soutenu une telle charge. Ainsi existe-t-il en France une poignée de courageux lecteurs impatients de découvrir son nouveau livre.
Politique démocratique
Celui-ci était peut-être plus attendu que les autres. D’abord parce qu’on savait qu’il serait politique et que, depuis quelques années, la politique est, pour le meilleur mais surtout pour le pire, sortie de sa léthargie. Ensuite, parce qu’au fil des conférences données chaque été par Jean-Claude Milner au Banquet du livre de Lagrasse, on voyait s’agencer les grands éléments d’une réflexion enfin fixée. Dans La Destitution du peuple, Milner puise en effet dans plusieurs pans de sa réflexion passées ; les lecteurs attentifs y retrouveront notamment les traces discrètes de ses « courts traités politiques » [La Politique des choses ; Pour une politique des êtres parlants ; L’Universel en éclats] et du fondamental L’Arrogance du présent (Grasset, 2009). Mais surtout, il prolonge le travail entrepris dans Relire la Révolution (Verdier, 2016) sur les concepts centraux de la politique démocratique. C’est l’apport purement intellectuel de l’ouvrage : un enrichissement exceptionnel des manières de comprendre les notions de droit(s), liberté, pouvoir(s), souveraineté, etc. Mais cet apport n’est pas gratuit, il vise à décrire un aspect central de la situation politique présente qui s’est manifesté de manière aigue à travers les deux mouvements qu’ont été les Gilets jaunes et les manifestations anti-passe sanitaire. Or, plutôt que de les lire comme le prolongement des mouvements sociaux traditionnels, Milner use précisément de la grille de lecture politique qu’il a polie dans la première partie de l’ouvrage pour qualifier ce qui, selon lui, est en jeu derrière ces deux phénomènes : une menace sur la souveraineté populaire. S’il prend ainsi à contre-pied la quasi-totalité des diagnostics posés sur ces phénomènes – les différents commentateurs et analystes semblant s’accorder sur le fait que les Gilets jaunes, notamment, étaient les porteurs d’une aspiration démocratique et les défenseurs de la souveraineté populaire – le constat de Milner n’en demeure pas moins convaincant. Reste à espérer que les thuriféraires de ces mouvements, et notamment les responsables politiques de gauche qui, il y a quelques semaines encore, apportaient leur soutien aux « convois de la liberté », aient le courage de se plonger dans ce petit livre.
Une critique pour la démocratie
Le dernier chapitre du livre qui s’attarde sur l’autre menace, venue d’en haut cette fois, qui plane sur la souveraineté populaire leur permettra sans doute de retomber sur leurs pattes. Pour intéressante qu’elle soit, l’analyse appelle néanmoins des précisions et l’on s’impatiente déjà de pouvoir lire son prochain ouvrage. D’ici là, ce dernier chapitre aura peut-être un mérite supplémentaire, qu’évidemment il ne recherche pas. Il devrait conduire les lecteurs honnêtes à soupeser leur tendance à ranger Jean-Claude Milner dans le camp conservateur des critiques de la démocratie. Car, comme dans Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, si Milner critique certaines tendances qui s’accusent dans les démocraties contemporaines, c’est pour en sauvegarder les principes. Sa critique de la démocratie est toujours une critique pour la démocratie. Parmi ceux qui rangèrent un peu trop vite Milner dans le camp conservateur, il faut citer un historien, malheureusement disparu aujourd’hui, bien connu des lecteurs de L’Ours. On me permettra donc de conclure ici avec un mot supplémentaire. Je m’y sens d’autant plus fondé que je suis tout prêt à reconnaître l’immense valeur des travaux de Daniel Lindenberg qui ont, par ailleurs, énormément compté dans ma propre trajectoire intellectuelle. Mais il importe de dire qu’aujourd’hui comme en 2002 classer Jean-Claude Milner parmi les « nouveaux réactionnaires » me semble une faute intellectuelle, en plus d’être une injustice.