Robert Menasse
Chassés de l’enfer
Roman. Traduit de l'allemand (Autriche) par Marianne Rocher-Jacquin et Daniel Rocher
Collection : Der Doppelgänger
448 pages
28,90 €
978-2-86432-439-3
janvier 2010
Qu’est-ce qui pousse Viktor Abravanel, vingt-cinq ans après son baccalauréat, à dénoncer en public le passé nazi de ses anciens professeurs, quitte à les accuser tous sans discernement ?
N’est-ce pas pour lui une manière de régler ses comptes avec sa jeunesse, avec une famille où figurent à la fois un père juif et un oncle antisémite ?
C’est en tout cas parce qu’il a travaillé sur celui qui fut le premier maître de Spinoza, Samuel Manasseh ben Israël, qu’il en est venu à s’interroger sur ses propres éducateurs.
Entre Viktor, historien autrichien d’aujourd’hui, et le rabbin d’Amsterdam à qui ses ouvrages de compilation valurent une célébrité sans lendemain, des liens troublants se tissent au fil des pages de ce roman, par d’incessants allers-retours entre le présent et le passé. Mais le destin du jeune juif et de ses parents, « chassés de l’enfer » portugais par l’Inquisition, n’est pourtant pas exactement superposable à celui de Viktor, de son père et de ses grands-parents rescapés de la persécution nazie ; et c’est aussi sur l’illusion d’une histoire qui se répéterait que Robert Menasse invite à s’interroger.
Il n’avait certes pas eu de chance lors de sa circoncision, mais était-ce une raison pour que des Juifs libres tournent en dérision un autre Juif ? Personne n’avait eu l’intention de lui infliger cette blessure à son gland, mais elle s’était produite en corrélation avec l’intention la plus élevée : celle de le placer sous la protection du Tout-puissant. Afin que lui, Manasseh, ne soit enfin plus obligé d’avoir peur pour son corps et pour sa vie. De fait, le mépris et la raillerie de ces adolescents ne pouvaient plus, cette fois, aboutir à décider de sa vie ou de sa mort. Vie et mort étaient entre les mains du créateur. Tout avait donc eu un sens. La lésion malheureuse que lui avait valu la circoncision, était la blessure définitive, symbolique de toutes les autres : avec elle cicatrisa la chance qu’il avait eue grâce aux bois de piranhas qui s’étaient trouvés là, avec elle cicatrisa le malheur qui l’aurait attendu s’il n’avait pas été chassé de l’enfer des ténèbres ibériques. Quel sens pouvait alors avoir ce mépris de ses condisciples, cette liberté du mépris au sein de la liberté ?
Samuel Manasseh n’avait pas encore passé six mois à Liberdade, Makom, Amsterdam, qu’il devenait déjà un théoricien de la liberté, montrait son besoin de lui assigner une limite qu’il voulait toujours avoir sous les yeux pour pouvoir penser avec joie : jusqu’ici, j’ai réussi à ne pas la dépasser.
C’est pourquoi il se concentra tant sur son condisciple Isaac Aboab. Pour le meilleur et pour le pire. Aboab ne s’arrêtait pas à une forme facile de raillerie, ne participait pas quand les autres criaient les sobriquets de Manasseh, il ne hurlait jamais avec les loups. Cela l’anoblissait aux yeux de Manasseh qui, pour cette raison même, se demandait d’autant plus pourquoi l’autre le méprisait si visiblement. Aboab était un dogmatique. Manasseh le comprenait. Il n’était intéressé que par les principes, par une attitude dictée par les principes. Ici un chant railleur, là une plaisanterie pour plaire aux autres élèves, dite avec autant de simplicité que, par la suite, une phrase du grand Maïmonide, rien que pour satisfaire le grand rabbin Usiel, voilà ce qui déplaisait à Aboab. Peut-être méprisait-il Manasseh pour la raison qu’il méprisait tout autant les plaisanteries que les victimes des plaisanteries. Ce n’étaient que deux facettes de la même insignifiance. Ce n’était rien, mesuré à l’aune de l’absolu. Cela, Manasseh le comprenait pourtant. C’était bien ce qui lui importait à lui aussi, à lui surtout. Le salut dans l’absolu. Si ce n’était pas cela, quelle raison y aurait-il eu sinon de quitter Lisbonne et de se faire fendre le gland par un dilettante néo-juif dans une banlieue chinoise, bon sang ! Ce que Manasseh aurait préféré, ç’aurait été de se jeter en sanglots aux genoux d’Isaac Aboab, rigide et sévère, pour gémir : Comprends donc, à la fin ! Nous sommes du même bois !
Prix Amphi, 2007
La Croix, 9 février 2006, par Fabienne Lemahieu
La Quinzaine littéraire, 16 février 2006, par Anne Thébaud
Transfuge, mars 2006, par Laurent Malka
Études, juillet 2006, par Elsa Kammerer
« Tout arrive ! », chronique littéraire par Christine Lecerf, France Culture, jeudi 27 avril 2006
« Charivari », par Fabrice Gabriel, France Culture, jeudi 26 janvier 2006
« Le Livre du jour », France Culture, vendredi 20 janvier 2006 à 11h20