Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton
Collection : Slovo
128 pages
13,50 €
978-2-86432-674-8
septembre 2012
Suscitée par les images d’un album de photos, ou par les récits que la mémoire a légués au narrateur, la prose foisonnante d’Otrochenko nous emporte d’emblée dans les aventures et légendes d’une saga familiale hors du commun dont il tire une fabuleuse évocation.
Dans la Russie impériale du début du vingtième siècle, le Cosaque Malackh va engendrer treize enfants, treize « oncles » dont la forte personnalité nous est représentée avec un mélange de tendresse et de réalisme sans concessions, mais dans un joyeux délire qui déborde largement, pour notre plus gand plaisir, la simple réalité.
La demeure familiale, hantée par le patriarche, se met à enfler, à s’agrandir, se doter d’enfilades de pièces infinies habitées par la nombreuse parentèle. Le temps aussi se laisse désorienter et la chronologie bousculer.
On y voit, entre autres, les enfants naître avec l’uniforme militaire, le frère cadet assister à la naissance de son aîné, et un Grec, père putatif de cet histrion flamboyant, prédire avec succès l’avenir et prophétiser une nouvelle religion de l’amour…
Après quelque temps, un soir tard – justement le soir où Annouchka, dans un accès de révolte contre le destin impitoyable qui l’avait séparée d’abord de l’homme qu’elle aimait, et ensuite du petit Sémion, vola le revolver d’oncle Pavel pour tirer une balle pointue dans son petit cœur plein de tristesse – il y eut encore un miracle : une main timide frappa doucement à une fenêtre de la maison de Malakh. C’était une des nombreuses fenêtres du vaste bureau d’oncle Pavel – la quatorzième à partir du mur est, un mur aveugle où sabres, piques et pertuisanes étaient suspendus à touche-touche, et près duquel oncle Pavel dormait à poings fermés sur une couchette, en uniforme et bottes aux pieds.
C’était précisément devant cette fenêtre que se tenait, dans une attitude d’audace affligée, pressant le revolver contre son sein et la tête rejetée en arrière – « Comme ça ! » montrait oncle Sémion – la malheureuse Annouchka, au-dessus de laquelle avait déjà déployé (« étendu avidement, fiston ! ») ses ailes noires Azraël aux milliers d’yeux.
En entendant frapper, Annouchka écarta le store et ouvrit la fenêtre. À son regard se présenta un cavalier solitaire. Son visage était caché par la longue toison de sa papakha de montagnard ; dans son dos était suspendu un fusil. Il portait le cafetan cosaque à galons d’argent de l’uniforme de la Garde, mais par en dessous on distinguait, luisant d’un éclat nacré sous la lune vagabonde, un pantalon de serge blanche comme ceux que portaient pour faire leur numéro, dans le cirque du Grec, les acrobates abyssins.
Sans dire un mot, le cavalier attendit qu’Annouchka, qui resta longtemps à le regarder avec stupéfaction et perplexité, laisse enfin tomber le revolver qu’elle tenait inconsciemment pointé sur lui, et dans sa main ainsi libérée il plaça soigneusement une petite enveloppe scellée à la cire, fit faire demi-tour à son cheval qui caracolait impatiemment sous lui et, passant au galop les barrières du jardin – la première puis celle du fond –, il s’éloigna rapidement dans l’obscurité impénétrable, loin de la maison de Malakh.
Annouchka brisa le sceau, ouvrit l’enveloppe, en tira une mince feuille de papier à lettres et, l’ayant regardée à la faveur d’un rayon de lune qui avait déchiré un nuage chevelu, elle poussa un cri.