Michel Séonnet
La tour sarrasine
C’est en haut de la tour sarrasine – témoin du face à face immémorial entre les deux rives – que le vieux moine a donné rendez-vous à l’ange des fins dernières.
Face à la mer, en pleine lumière.
Le jour lui a apporté une sombre nouvelle : Mouloud Kalfaoui, journaliste algérien, a été abattu, victime d’un nouveau cycle de violences.
Défiant la poussière, le vent, les senteurs exacerbées de la garrigue, le vieux moine parvient jusqu’au sommet de la tour. Il lance vers le ciel sa colère et sa honte. Encerclé jusqu’au vertige par les événements et les personnages que l’histoire et deux guerres ont liés autour de son destin, il demande des comptes. Au ciel. À la terre. Et à cette mer impassible et violente qui s’étend à ses pieds.
Et c’est comme s’il émergeait de l’intérieur même de la montagne. Comme si profitant de quelque mystérieux passage il avait accédé directement entre les murs carrés de cette tour qui maintenant au lieu de protéger, au lieu d’abriter, livre celui qui la surmonte à une étendue de mer, de collines, de roches et de vent.
Jusqu’à trembler de vertige.
Non de la soudaineté de l’à-pic qui se dérobe sous les pieds, mais justement : de la vue qui se perd sans obstacle ni gêne, de cette pratique inhabituelle du voir qui au lieu d’assurer la maîtrise de l’observateur (garder à vue, avoir à l’œil) le gave et le grise d’un infini pourtant hors de portée mais vers lequel (n’y eût-il à cet instant veille efficace de la part animale, d’un instinct de survie rejetant en arrière les épaules, la tête – et les bras en dernier encore avides d’ailes) il serait prêt à se jeter.
— Tiens-toi à moi, dit Dom Aylard, quand passé ce qu’il reste de poterne ils gravissent les pierres qui dépassent, en marches, des moellons du mur. Moi je ne risque plus rien.
Mais ses yeux tremblent autant que ceux du jeune frère quand ils débouchent.
— Vois. C’est par là qu’ils sont venus. Qu’ils sont partis aussi. Tu vois le passage juste sous l’horizon. Le détroit. Le pertuis. Le trou du ciel qui montre la direction. Jérusalem. La Mecque. Rhodes, aussi, quand on ne peut aller plus loin – ou même Naples… Tu comprends ? On dit « sarrasine », « la tour sarrasine », mais c’est pour ne pas avoir à choisir. Qui l’a construite ? Les Sarrasins ou ceux qui voulaient s’en protéger ? La réponse n’est pas dans la pierre. Tous ceux qui sont montés ici pour fouiller, pour gratter, pour tenter de déchiffrer dans la roche les traces du passage des hommes, tous ont fini par comprendre qu’ils tournaient leur regard du mauvais côté. Pour voir, ici, il faut s’adosser. Et tenter d’épouser le regard de la pierre. Regarde ! c’est le temps que la tour, sa pierre, son vertige – et ses anges peut-être –, tiennent entre leurs bras.
Mais c’est lui qui tend les bras au rythme des points cardinaux, offrant ses yeux presque éteints à la brûlure du Levant.
— Vois. Ils arrivent. C’est toujours elle qui les porte. La mer.
Le Magazine littéraire, novembre 1996, par Aliette Armel
Les Inrockuptibles, 25 septembre 1996, par Christophe Kantcheff
Libération, 17 octobre 1996, par Jean-Baptiste Harang
Le Progrès, 23 novembre 1996, Laurence Séguin
Le Quotidien jurassien, 28 septembre 1996, par Josyane Bataillard
« Panorama », par Nadine Vasseur, France Culture, 4 septembre 1996
« Un livre, des voix », par Claude Mourthé, France Culture, 4 novembre 1996
« Droit d’auteurs », La Cinquième, 26 octobre 1996