Vitaliano Trevisan

Bic et autres shorts

Nouvelles. Traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont

Collection : Terra d’altri

128 pages

11,66 €

978-2-86432-525-3

février 2008

Dans les années quarante, on appelait shorts des courts métrages destinés à présenter des morceaux de jazz. Il s’agissait, en quelque sorte, des ancêtres de nos vidéo-clips.

Dans ce livre, constitué par une quarantaine de très brefs récits, Trevisan retrouve les thèmes qui lui sont chers et dont le compte rendu des Quinze Mille Pas avait pu donner un aperçu au lecteur français : le déracinement, l’horreur de la province italienne, le travail, la déréliction du monde moderne.

La forme musicale des shorts permet à la fois la géométrie précise et sobre et l’improvisation bouleversante. Le monde proposé ici est détruit par le progrès et l’urbanisation sauvage. Des créatures à la dérive l’habitent – clochards, paumés, sans-papiers.

Comme chez Beckett (présent dans un magnifique récit intitulé sobrement « Acteur »), l’humour jaillit du désespoir le plus profond sans garantir d’autre salut que le langage.

La poésie des shorts doit beaucoup à l’étrangeté des situations et des figures. Chaque récit est un concentré d’énergie, un cri ravalé, un amorti déchirant – un pas suspendu.

La traduction française offre deux récits inédits en italien : « Homme jeune en bonne santé » et « Tired of life ».

Cirque

Nous étions au bar en train de boire une bière en parlant de temps meilleurs. Quand le monde était encore entièrement à découvrir, et donc nous l’imaginions merveilleux et beau et digne de tous nos meilleurs efforts pour l’explorer toujours plus en profondeur. Nous parlions de ce que nous faisions lorsque nous avions encore des rêves, quand soudain Davide dit qu’une fois il avait monté un cirque. Un cirque ? demandâmes-nous. Un cirque, oui, répondit Davide en caressant la queue de cheval faite de ses cheveux longs et innombrables. Un cirque, dit-il, j’avais monté un cirque qui était quelque chose de phénoménal. On tournait dans toutes les villes : une semaine par-ci, une autre par-là, toujours en train de bouger. Mais ça a pas duré parce que malheureusement on touchait pas un rond.
Et comment ça se fait qu’il rapportait pas un rond ce cirque, s’il était si phénoménal ? demandâmes-nous impitoyablement.
Parce que les gens nous comprenaient pas, répondit Davide : le déçu du monde.
Pourtant c’était un cirque vraiment extraordinaire, reprit-il. On avait une femme-canon trapéziste qui était la meilleure trapéziste-femme canon du monde. Et on avait le Tutsi le plus petit du monde, et le Juif le moins avare. Et l’Allemand le plus flexible du monde ? Un contorsionniste phénoménal, une tige, un bambou ! Et on avait l’Anglais le moins anglais d’Angleterre, au point qu’il parlait même pas anglais. Et on en avait beaucoup d’autres : les plus grandes attractions du monde, mais ce qui me plaisait le plus, qui me faisait toujours éprouver de la stupeur, alors que j’avais déjà vu toutes les bizarreries du monde, c’était un nain incroyable qui mesurait un mètre soixante-quinze, exactement comme un homme normal. Imaginez un peu, dit Davide, le plus grand nain du monde ! Incroyable, répéta-t-il en hochant la tête et donc la queue de cheval. Et malgré ça on gagnait pas un rond, ajouta-t-il avec une pointe de tristesse. Quel monde de merde, dit-il, un monde qui pige que dalle.
Nous finîmes nos bières et, sans ajouter un mot, nous reprîmes notre route.
(1994)

Page des libraires, janvier-février 2008, par Renaud Junillon, Librairie Lucioles (Vienne)

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