Maria Tasinato

L’œil du silence

Éloge de la lecture

Présentation de Pierre Klossowski. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro et Camille Dumoulié

Collection : Critique littéraire

142 pages

18,05 €

978-2-86432-094-4

septembre 1989

Ce livre s’ouvre sur une scène destinée à devenir ensuite emblématique, celle où saint Augustin est surpris par la manière de lire de saint Ambroise : non pas à haute voix, mais silencieusement. Qu’elle est la raison d’un si grand trouble ? L’Œil du silence n’est pas une étude sur Augustin ou une histoire de la littérature silencieuse : il analyse, en fonction de plusieurs perspectives, le soupçon éveillé par celui qui aime s’isoler, grâce à une rêverie singulière (la lecture silencieuse), chez celui qui au contraire, comme Augustin, reste encore fidèlement attaché au dialogue platonicien. La scène se déplace ensuite dans le désert où nous assistons aux escarmouches « endiablées » entre l’ermite (illettré ou pas) et ceux qui le tentent. Et, à travers les premières codifications de la vie monastique (Evage, Cassien), sont évoqués certains mythes païens, tels ceux de Philomèle, d’Hermès et d’Endymion.

En appendice, un écrit sur Nietzsche (Tempo rubato) qui fait écho à l’un des thèmes dominants de L’Œil du silence : la temporalité particulière de la lecture. Tout en désirant s’éterniser, elle se trouve en équilibre sur un instant qui est à la fois fuyant et dicté par l’opportunité (le kairos).

À vous suivre dans les circuits de votre labyrinthe, disposé tels les jardins enchantés d’une Armide philologue, je n’imaginais guère qu’au tournant de cette haie, se dissimulait le motif encore insoupçonné, proprement fatidique par son antique origine, de l’une de mes visions picturales.

Allais-je ou non m’égarer sur vos plates-bandes astucieuses, quitte à trouver la seule issue parmi d’autres apparentes ? Rien ne m’assurait mieux de m’en sortir que le titre suspendu à l’entrée : L’œil du silence.

Ce titre ne répondait-il pas intimement à ma propre expression, ayant depuis longtemps choisi de représenter mes figures verticalement sur mes toiles, et non plus de les décrire, me confiant davantage au regard du spectateur pour communiquer leurs présences obsédantes parce que silencieuses ?

Tout au long de mon errance dans vos jardins, l’éclosion des divers sens à partir d’un seul et même verbe, ou vocable, que vous faisiez s’épanouir, n’était-elle pas comparable à celle qui s’effectue sur mes tableaux : à partir d’une seule et même physionomie, ses diverses attitudes, les variations de son visage répété, semblable à lui-même, tantôt ressemblant, tantôt dissemblable.

Et ainsi, pour avoir interprété ce titre à contresens, soit à sens unique, je m’avisais d’une analogie laquelle m’éloignant de toute issue, fausse ou réélle, me rapprochait de ce qui m’était destiné, au gré d’une irrésistible attraction ; de quel foyer émanait-elle ? Au détour de votre jardin apparaissent nouvellement les simulacres de certaines divinités. Est-ce à dire que cette floraison de divers sens à partir d’un seul verbe ou vocable préparerait la dénomination de chacune de ces divinités, soit leur invocation : la présence silencieuse de leurs simulacres ne promettait-elle pas, selon leurs diverses attitudes, autant d’oracles ?

Et me voici soudain au pied de la statue d’un enfant dans la fleur de sa puberté. C’est Kairos – m’expliquez-vous – le chef-d’œuvre en bronze de Lysippe.

C’est donc toi le divin adolescent que je cherchais, m’écriai-je, et que je trouve au moment voulu.

Tant et si bien que, pour ma part, je l’ai figuré dans trois attitudes : à gauche son profil dextre, au centre sa face, à droite son profil senestre.

Voici donc l’unique image qui illustre ici « votre labyrinthe » il n’est pas question pour moi d’en sortir – à tout jamais j’y demeure votre otage !

Pierre Klossowski

« Mais quand il lisait [le sujet est Ambroise] ses yeux étaient conduits à travers les pages, et cor intellectum rimabatur, la voix et la langue, en revanche, étaient en repos. Souvent, en notre présence – il n’était en effet défendu à personne d’entrer, et il n’était pas d’usage qu’on lui annonçât qui arrivait –, nous le vîmes lire silencieusement et jamais autrement, et nous restions assis plongés en un silence continu – qui, d’ailleurs, aurait osé être une gêne pour quelqu’un d’aussi absorbé ? Puis nous nous en allions et nous conjecturions que, pendant le peu de temps qu’il avait trouvé pour restaurer son esprit, à l’écart du vacarme causé par les affaires d’autrui, il ne voulait être rappelé à rien d’autre et que, s’il y avait un auditeur dubitatif et attentif, si jamais l’auteur lu présentait des points obscurs, peut-être se préservait-il aussi d’être dans la nécessité de fournir des explications ou de disserter sur quelque chose de plus difficile qu’on viendrait à lui demander. Le temps passé en cette occupation aurait été au détriment des volumes qu’il voulait lire [dérouler] ; bien que la raison la plus légitime de lire en silence pût être celle de préserver sa voix, qui faiblissait très facilement. Malgré tout, quelle que fût en cela son intention, ce grand homme le faisait en vue du bien. »

Augustin, Confessions, VI, 3, 3.

Le Quotidien de Paris, 20 octobre 1989, par Antoine de La Taille

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