Le Figaro, 24 mars 2022, par Thierry Clermont
Chalamov, l’écrivain de la Kolyma
« Il y a en l’homme beaucoup plus d’animalité que nous le pensons. Il est beaucoup plus primitif que nous le croyons. » C’est ce que notait Varlam Chalamov dans ses Souvenirs de la Kolyma, ensemble de notes écrites à partir des années 1960, dans l’ombre de son grand œuvre, Récits de la Kolyma, qu’il a rédigé à partir de 1953, après une vingtaine d’années de captivité, essentiellement au Goulag.
Dans sa préface de 2003 à l’édition intégrale des Récits de la Kolyma, dont elle est le maître d’œuvre, Luba Jurgenson soulignait que Chalamov avait renouvelé le genre du récit factuel et du document pour « avoir intégré à la notion d’événement celui de l’impossibilité de le dire ». Dans le même temps, elle s’interrogeait sur ce volume (alors inédit) de Souvenirs, et ce besoin de revenir sur les événements déjà décrits, « pour les saisir encore, autrement, dans leur totalité, dans l’impossibilité de cette totalité, dans leur absolue fragmentation ».
Kolyma : le mot fait résonner ses échos parallèlement à ceux d’Auschwitz, de la Shoah et du Goulag. Kolyma, une vaste région aux contours mal définis, située en Sibérie orientale, au-delà du cercle polaire arctique. Là où furent envoyés, par des températures extrêmes descendant sous les – 50 °C, des millions de prisonniers politiques, à partir des années 1930. Chalamov y est déporté en 1937, au début des grandes purges, condamné aux travaux forcés pour « activités contre-révolutionnaires trotskistes ». Il a alors trente ans. Il y survivra au terme de quatorze ans de captivité, à force de rage et d’indifférence. Et en témoignera, en avouant : « Se suicider n’aurait servi à rien. »
Fils d’un pope de Vologda, Chalamov avait déjà connu la prison puis le bagne de Vichéra, dans l’Oural, pendant près de trois ans, jusqu’en 1931, après avoir diffusé clandestinement des tracts anti-staliniens dont le fameux Testament de Lénine. De cette première expérience pénitentiaire, il tirera le récit Vichéra.
Récits de la Kolyma, livre-monstre de 1 500 pages, articulé en six cahiers, regroupant 150 séquences, attendra 1992 pour voir son édition intégrale publiée à Moscou, quelques mois après la dislocation de l’URSS, et dix ans après la mort de Chalamov, dans le dénuement le plus total.
Tout comme Récits de la Kolyma, Souvenirs de la Kolyma, qui en constitue le post-scriptum, forment des boucles répétées, des spirales déroulées autour des traces, des souvenirs, alors que le temps est distordu, la chronologie éclatée ou anéantie. La mémoire, « instrument imparfait », selon Chalamov, se sonde elle-même, dans un éternel retour.
Que nous dit Chalamov dans ces pages, outre la faim, le froid, les humiliations, les mouchards et les crevards, les truands qui font la loi, les 16 heures de travail quotidien à la mine, la déshumanisation ? Traductrice et essayiste, familière de l’écrivain depuis une trentaine d’années, Jurgenson nous donne quelques clés, et revient – la plupart du temps avec maestria – dans Le Semeur d’yeux, sous-titré Sentiers de Varlam Chalamov, sur certains aspects moins connus de son œuvre. Elle y convoque Primo Levi, Imre Kertész, Evguénia Guinzbourg, mais aussi Mandelstam, Kafka, Boulgakov, Proust (déjà évoqué dans Récits de la Kolyma), Tolstoï, jusqu’au Journal d’un gardien du Goulag d’Ivan Tchistiakov. Jurgenson explore également le vaste corpus poétique de Chalamov, où l’on découvre ces vers : « Je n’obtiendrai pas la paix, / Ni dans le rêve, ni dans la réalité, / Parce que c’est ce hurlement, / Ce hurlement de loup – qui m’aide à vivre. »
Son enfance (décrite dans La Quatrième Vologda) est également abordée, ainsi que le long retour à ce qu’on a du mal à appeler une vie normale, d’abord comme aide-médecin dans un hôpital de la Kolyma, puis comme chef d’équipe dans une usine de tourbe, avant de pouvoir regagner Moscou, après la mort de Staline, en 1953.
On trouve également mention du rôle de la pègre et des prisonniers de droit commun dans le fonctionnement du Goulag. Un thème qui alimentera les conversations épistolaires entre Chalamov et Soljenitsyne dès 1962, l’année où ce dernier publie Une journée d’Ivan Denissovitch, et qui lui proposera de coécrire ce qui allait devenir L’Archipel du Goulag. Chalamov, que tout opposait à son confrère, à l’exception de l’expérience concentrationnaire, celle du zek, vécue comme une rédemption par Soljenitsyne, refusa net. Chalamov lui écrit alors : « On ne peut comprendre le camp sans connaître le rôle qu’y ont joué les truands. C’est justement ce monde de truands, ses lois, son éthique et son esthétique qui ont infesté de corruption l’âme de tous ceux qui s’y trouvaient. »
On aurait tort de ne voir dans ces Souvenirs qu’une simple apostille aux Récits de la Kolyma. Ici ou là, des scènes revisitées prennent une intensité beaucoup plus forte. C’est le cas de l’arrivée à la Kolyma, après quarante jours de train, depuis Moscou jusqu’à Vladivostok et cinq par la mer jusqu’à Magadan, épisode appelé « L’enfer du débarcadère »dans les Récits : « Le bateau était arrivé de nuit dans la baie de Nagaïevo […] Au matin je sortis sur le pont, je regardai et mon cœur fut empli d’une grande inquiétude. Il tombait une petite pluie froide. Sur la rive on voyait des monts dénudés, couleur de rouille, ceinturés de nuages gris foncé. Des baraques entourées de fils de fer barbelés. Une route étroite qui partait vers le lointain et vers les hauteurs, et tous ces monts, innombrables. »
À cela, ajoutons le bref chapitre « Ce que j’ai vu et compris dans le camp », écrit en 1961, où il lâche : « J’ai compris que ce n’est pas l’espoir qui fait vivre : il n’y a aucun espoir; ni la volonté : de quelle volonté peut-on parler, ici ? Mais l’instinct, l’esprit de conservation – ce qui fait vivre l’arbre, la pierre, l’animal. »
Quant au portrait de Boris Pasternak qui y figure, il nous rappelle les liens d’amitié compliqués entre les deux hommes à partir du début des années 1950 (leur correspondance en témoigne) qui allèrent jusqu’à une confiance totale, Chalamov ayant été un des tout premiers lecteurs du manuscrit du Docteur Jivago.
Sergueï Lebedev, parti au début des années 2000 sur les traces du Goulag, auteur de La Limite de l’oubli, déclarait : « Il faut désensorceler l’histoire de la Russie. » Ne l’oublions jamais.