Pierre Michon

Abbés

Collection : Collection jaune

80 pages

10,14 €

2-86432-363-1

octobre 2002

« Toutes choses sont muables et proches de l’incertain. » L’ultime vers d’une chronique rapportée revient comme une antienne dans ces trois récits ardents, cruels, excessifs, qui évoquent autour de l’an mil les premières générations de bénédictins venus établir leurs monastères dans les îles et les marais de Vendée sous la haute vigilance de Cluny, dans un temps où christianisme et paganisme sont étroitement imbriqués.

Dans ce paysage où les éléments sont encore mêlés comme au premier jour de la Création, les œuvres, les signes, les passions et la grâce sont réversibles. La fraternité peut y nourrir le crime qu’est en mesure d’effacer l’apparition éblouissante d’une petite fille.

L’écriture de Michon se fait là plus dépouillée mais combien puissante à faire monter en gloire le plaisir absolu de la chair ou à précipiter dans une fureur désastreuse l’être qui tombe sous l’emprise du rien.

Et dans les dernières pages du livre, lorsque la relique du Baptiste s’avère n’être qu’un faux, entre deux jurons ou quelques bégaiements, on croit entendre les abbés dire les versets de l’Ecclésiaste où il est question de paroles et de vent.

Trente nuits de noce, ou plus. Quand Guillaume sous la robe a vu le cuir serré à cru, la peau fine de la taille écorchée, il s’est échauffé lui aussi. Sa chasse se poursuit dans la nuit, il traque et trouve, il laisse filer et ramène, il tient. Ils bondissent, ils s’effondrent – et non, ce ne sont pas ces poses grotesques qu’on dit à Cluny, ces gestes frénétiques que font les damnés, mais les gestes justes de l’hallali, de la mise à mort. Emma corne sa propre prise, elle la corne juste. Son corps est là et corne, il est là-bas aussi fait de pierres blanches qui miroitent sous la lune, de gros oiseaux y frappent du bec des oiseaux plus petits, les moines y chantent. Quand il l’étreint le soir elle entend complies, quand il la prend au petit jour c’est matines. La vie est un chant.
À la première lune d’hiver de nouveau les cottes grises et les peaux de loup, or çà maître, or çà, le sanglier. Le maître revient le soir suspendu par les pieds aux arçons, dégoulinant. Gaucelin excelle, il en ramène plus que tous, il veut qu’elle voie que cette débauche de cuirs entaillés et de soies sanglantes, c’est pour elle. On l’envie. Un soir au banquet Hugues, un compagnon de Gaucelin qui est resté là tout l’hiver et qui mange au bas bout, s’en prend à Gaucelin qui a estoqué un porc que lui-même, Hugues, avait cueilli au gîte. Ils ont beaucoup bu, on rit, et puis on ne rit plus : Hugues dit que Gaucelin n’est pas bon seulement pour prendre les bêtes que d’autres ont levées, que pour les femmes que d’autres ont débusquées, il est bon aussi. Il nomme la comtesse. Guillaume la fait lever et tenir devant lui. Elle est très droite et pâle, elle nie. Gaucelin ne dit rien. Guillaume le bannit. Il est en selle sous la lune, il va à la cour d’Anjou.
Le comte ne répudie pas Emma, parce que la maison de Blois est forte et tient dans sa pince la maison d’Anjou, pour d’autres raisons peut-être. Mais il ne la regarde plus.
Emma jusqu’à Noël dort seule, elle entend vigile et matines, elle porte jour et nuit la peau de porc serrée, elle pense à son pouvoir, elle garde son espérance.

Prix Décembre, 2002

Libération, Cahier livres, 10 octobre 2002, par Jean-Baptiste Harang

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Traductions

 

Avvades, trad. Vlases Kamaras, Athènes, Vivliopoleion Tes Hestias, 2004 (grec).

 

Opati, trad. Mirka Sevèíková, Prague, Paseka, 2007 (tchèque).

 

Abades, trad. Nicolás Valencia Campuzano, Barcelone, Alfabia, 2010 (espagnol).

 

Winter Mythologies and Abbots, trad. Ann Jefferson, New Haven, Yale University Press, 2014 (anglais).