Vladimir Sorokine
Roman
Roman. Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard
Collection : Poustiaki
608 pages
29,92 €
978-2-86432-657-1
février 2010
Tout dégoulinait à l’entour : l’étroit quai de bois, la balustrade, le banc, les branches des peupliers, nues et droites comme des épées, aux bourgeons gonflés sur le point d’éclore. Le train siffla de nouveau en prenant de la vitesse, la portière de fer claqua, les fenêtres tendues de stores défilèrent. Roman marcha jusqu’à la balustrade et posa une main gantée de daim gris sur le bois dont la peinture s’écaillait…
Le roman de Vladimir Sorokine s’ouvre sur des pages marquées au coin de la grande littérature russe du XIXe siècle. Au fil du récit et de l’action, l’auteur revisite, tour à tour, Pouchkine, Tolstoï, Tourgueniev et bien d’autres. La Russie des profondeurs, intemporelle, apparaît riche, chaleureuse, drôle, émouvante, aimant le bon boire et le bien manger.
La maestria de Sorokine est ici éblouissante.
Mais imperceptiblement le tableau se déconstruit et emporte brutalement le héros vers un destin contemporain et un dénouement stupéfiant qui laisse le lecteur effaré.
Regardez ! Vous avez devant vous, au milieu de la table, un objet des plus ordinaires auquel nous sommes habitués depuis l’enfance : un samovar. C’est un rude travailleur en cuivre, aux flancs ronds, qui, sa vie entière, nous abreuve, sans exiger en échange la moindre rétribution. Les années passeront, au terme d’innombrables réparations et étamages l’infatigable travailleur finira sur quelque décharge, et aucun des centaines de mortels qui se seront réchauffés à ses entrailles n’y pensera plus. Cependant, l’indépendance esthétique que j’évoquais à l’instant nous permet, non seulement de percevoir le merveilleux, mais encore de le montrer à autrui. C’est ainsi, mes amis, que je vous montre cette merveille. Admirez ! Vous avez devant vous un extraordinaire ustensile, une construction, dirais-je, qui n’a pas son équivalent européen. Comme il est simple et raffiné en même temps ! Que de secrète dignité dans ses petits pieds, son robinet, sa grille où repose la théière ! Extasiez-vous, je vous en conjure, sur ses flancs arrondis, ses courbes, ses arêtes ! Que de charme dans cet appareil ! Qu’il est simple, génialement simple ! Faut-il aimer l’homme et l’humanité dans son ensemble pour créer pareil miracle ! De l’eau, des braises, et le voici qui bout, sifflote, convie à la table ! Cela se peut-il comparer à la piètre théière allemande, sur son réchaud à alcool, ou à la bouilloire anglaise ? Certes non ! Car ni l’une ni l’autre n’ont d’âme, l’une et l’autre reposent sur la seule raison. Notre samovar, en revanche, semble tout spécialement créé pour le Russe, pour l’âme russe, qui vagabonde dans l’immensité infinie de la Russie ! Il convient aux plus lointains voyages et jamais ne sera un fardeau superflu ! En tous lieux, par tous les temps, il nous tirera d’ennui, nous réchauffera, nous emplira le cœur d’espoir. Dans la neige, quand la tempête fait rage, sous une pluie battante, dans les frimas de la nuit ou par un vent glacial, il demeurera ferme sur ses petits pieds de cuivre, offrant orgueilleusement ses flancs aux éléments déchaînés, fumant de toute sa cheminée et accumulant de la chaleur, quel que soit le froid, pour ensuite cracher sa vapeur en un sifflement victorieux, défiant, pour ainsi dire, l’inhumaine Nature et marquant de son sifflet le triomphe du tempérament russe ! Le voyageur l’entend-il ? Aussitôt, il oublie les intempéries, car le siffleur aux flancs de cuivre lui rappelle sa maison, la douceur du foyer, ses proches et familiers. Et le voyageur de se confectionner un thé parfumé, de le boire, assis aux côtés de l’ami sifflotant aux flancs lisses, de louer et de célébrer, au fond de son cœur, le grand Russe anonyme, de la glorieuse lignée des Koulibine et Lomonossov, qui, le premier, fabriqua ce remarquable ustensile, immortalisant ainsi son absence de nom…
Le Monde diplomatique, 1er juillet 2010, par Aline Chambras
A comme Adécédaire d’Atout livre, par Quentin Schoëvaërt-Brossault
Le Soir, supplément « Étonnants voyageurs, les livres », 21 mai 2010, par Jean-Claude Vantroyen
La Liberté, 8 mai 2010, par Alain Favarger
La Quinzaine littéraire, 16 avril 2010, par Christian Mouze
Le Matricule des anges, avril 2010, par Étienne Leterrier
Transfuge, avril 2010, par Fabrice Lardreau
Notes bibliographiques, avril 2010
Chronic’Art, mars 2010, par Morgan Boëdec
Le Magazine littéraire, mars 2010, par Augustin Trapenard
Les Inrockuptibles, 17 février 2010, par Emily Barnett
Télérama, 20 février 2010, par Gilles Heuré
L’Humanité, 18 février 2010, par Alain Nicolas
« Cosmopolitaine », par Paula Jacques, France Inter, mercredi 26 mai 2010, de 16h à 18h
« Nocturne », par Brigitte Palchine, France Inter, dimanche 7 mars 2010, de 1h à 2h30