Ilse Aichinger

Eliza Eliza

Nouvelles complètes

Traduit de l'allemand (Autriche) par Jean-François Boutout, Sylvaine Faure-Godbert, Uta Müller et Denis Denjean, Henri Plard

Collection : Der Doppelgänger

320 pages

23,33 €

978-2-86432-500-0

mars 2007

Les récits d’Ilse Aichinger sont voués à l’exploration des possibles, à l’invention d’une réalité parallèle qui naît des pouvoirs magiques et périlleux du langage. Le temps peut y passer à l’envers. Un appartement peut descendre au sous-sol d’un immeuble sans que personne, sauf l’occupante des lieux, ne s’en étonne. Un personnage d’affiche publicitaire ou des figures peintes sur un éventail y vivent d’une vie insoupçonnée. Le « Jour » ou la « Langue » y sont des protagonistes à part entière. Tout ici, même les phénomènes naturels, obéit à des lois à chaque fois différentes auxquelles la narratrice demeure fidèle, à l’intérieur de chaque nouvelle, jusqu’à l’angoisse ou à l’absurde. C’est que, sous l’exubérance du jeu, perce l’inquiétude d’un écrivain qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, a frôlé le pire, et qui a choisi de regarder le monde avec les yeux de l’enfance pour réaffirmer que le possible est plus fort que le réel. Le héros d’un de ces récits, héritier du « champion de jeûne » de Kafka, transforme en raison de vivre les liens qui lui ont été inexplicablement imposés. À son image, la conteuse affirme sa liberté au sein des contraintes du langage auquel elle refuse de faire confiance pour mieux montrer que le monde qui nous entoure dépend du crédit que nous lui accordons.

L’homme ligoté

Il s’arrêta. La bête vint vers lui, à travers le feuillage épars. Il arrivait maintenant à en discerner la silhouette, le cou penché, la queue qui battait le sol, le crâne fuyant. S’il n’avait pas été ligoté, il aurait peut-être tenté de fuir, mais puisqu’il l’était, il n’avait même pas peur. Il resta debout, les bras ballants, les yeux fixés sur le poil hérissé sous lequel jouaient les muscles, comme ses membres à lui jouaient sous les liens. Il croyait encore que la brise du soir l’éloignerait de lui tandis que que l’animal bondissait déjà sur lui. L’homme s’efforça d’obéir à ses liens.
Avec des précautions auxquelles il s’était longuement exercé, il empoigna le loup par la gorge. Une tendresse l’envahit pour celui qui l’égalait en se dressant au-dessus de son humble condition. D’un mouvement semblable au vol piqué d’un grand rapace – il savait désormais de science sûre qu’on ne pouvait voler que ligoté d’une certaine manière –, il se jeta sur lui et le renversa. Comme pris d’une ivresse légère, il sentait qu’il avait perdu cette mortelle supériorité que donne la liberté des membres et qui cause la défaite des humains.
Sa liberté, dans ce combat, était d’adapter à ses liens chaque flexion de ses membres, c’était la liberté des panthères, des loups et des fleurs sauvages qui se balançaient au vent du soir. Il se retrouva étendu, la tête en bas, étreignant de ses pieds nus les pattes de la bête, et serrant son crâne entre ses mains.
Il sentait la douceur des feuilles mortes caresser le dos de ses mains, ses prises atteindre presque sans effort une force redoutable, sans la moindre gêne de ses liens.