L’aujourd’hui blessé
Traduit du russe par Francine Andreieff, Zoë Andreyev, Nadine Favre et Nathalie Pighetti-Harrison
Collection : Slovo
488 pages
23,33 €
978-2-86432-270-2
septembre 1997
Ce recueil rassemble des textes écrits dans le secret, au péril de leur vie, par ces quatorze femmes victimes de la politique de terreur que Staline imposa jusqu’à sa mort aux « sujets » de son empire. Elles ne sont que quelques cas parmi tant d’autres qui ont vu leur existence brisée par quinze à vingt ans de prison et de camp.
Au-delà de leur propre histoire et de leur propre souffrance, elles témoignent de leur résistance et tracent une série de portraits souvent tragiques, parfois teintés d’humour lorsqu’elles parviennent à décrire cette société concentrationnaire comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre mise en scène par de sinistres bouffons. On rencontre dans ce microcosme une population cosmopolite, hétéroclite, issue de tous milieux et de tous horizons, où chacun, menacé de mort en permanence, arrive pourtant à vivre des moments fugitifs de fraternité et presque de bonheur. On y voit passer des foules hagardes et squelettiques qu’elles évoquent avec une grande humanité, en témoins fidèles. On s’y attarde sur une nature impitoyable mais qui ne manque pas de splendeur.
Quelques-unes d’entre elles, apolitiques jusque-là, découvrent l’engagement. Toutes dénoncent une persécution qui n’épargne aucune catégorie sociale – communistes fidèles, opposants révolutionnaires, simples paysans, minorités ethniques –, sans pour autant jamais renoncer à leurs idéaux.
Les autrices
Olga Adamova-Sliozberg
Berta Babina-Nevskaïa
Anna Barkova
Véra Choults
Ariadna Efron
Hella Frischer
Nadejda Grankina
Nadejda Kanel
Tatiana Lechtchenko-Soukhomlina
Mira Linkévitch
Elena Sidorkina
Nadejda Sourovtseva
Khava Volovitch
Galina Zatmilova
En 1935, j’engageai une nourrice pour mes enfants. Une femme de trente-cinq ans, travailleuse, propre, mais très renfermée. Il n’était pas dans mes habitudes de prêter grande attention à la vie intime d’une domestique. Dans l’ensemble, je la trouvais plutôt bornée, assez indifférente, pas très tendre avec les enfants, parcimonieuse, avare même, mais consciencieuse et honnête.
Maroussia et moi avons vécu côte à côte toute une année, satisfaites l’une de l’autre. Je ne savais rien de sa vie.
Un jour, au cours du déjeuner, on apporta une lettre pour elle. À la lecture, son visage se décomposa et elle courut s’étendre sur son lit, disant qu’elle souffrait d’un violent mal de tête.
Je sentis qu’un malheur était arrivé. J’expédiai les enfants en promenade et, seule avec Maroussia, je tentai de la questionner.
Le visage tourné vers le mur, Maroussia d’abord se tut, puis elle se dressa sur son lit et, d’une voix rauque et mauvaise s’écria :
« Ce qui m’arrive, vous voulez vraiment le savoir ? Soit, seulement n’allez pas vous fâcher. Vous dites qu’il fait bon vivre chez nous maintenant, moi, pourtant, j’avais un mari aussi bien que le vôtre, j’avais trois enfants, plus beaux même que les vôtres. Je trimais dur dans la maison, je soignais le bétail, sans dormir pendant des nuits. Mon mari se démenait : il travaillait le feutre pour les valenki et cousait des pelisses. La maison ne manquait de rien. Nous avions une aide, rien de honteux que je sache, ce n’était pas interdit. Vous avez bien une domestique vous ; moi aussi, pour m’aider, j’avais pris une vieille femme, ma mère, et moi, je m’éreintais au champ. L’hiver 1930, je suis partie à Moscou voir ma sœur, et, pendant ce temps, on a proprement dékoulakisé les miens : mon mari fut envoyé dans un camp, ma mère et mes enfants en Sibérie. Ma mère m’a écrit : “Trouve-toi un petit quelque chose à Moscou, tu pourras, qui sait, nous aider un peu, ici on n’a rien, impossible de trouver du travail. Dans notre cahute j’ai bien du mal avec les enfants.” Voilà. Depuis je m’engage comme domestique, je leur envoie tout ce que je gagne. Et aujourd’hui, on m’écrit que mes enfants sont morts. »
Elle me tendit la lettre. La voisine lui écrivait : « De ton homme rien depuis trois mois, on a appris qu’il creuse un canal. Tes enfants vivaient avec la grand-mère, ils étaient toujours malades. Une cahute humide, et presque rien à manger. Mais bon, ils vivaient. Ton Michka était ami avec mon Lenka, c’était un bon petit gars. Seulement la scarlatine s’en est prise aux gamins, les miens aussi ont été très mal, je les en ai sauvés de justesse. Les tiens, Dieu les a rappelés à lui. Ta mère est comme folle, elle ne mange plus, ne dort plus, elle ne fait que gémir, probable qu’elle aussi va bientôt mourir. »
« C’est juste à votre avis ?… On nous a tout pris, on nous a chassés. Mes petits sont morts, mes petits trésors à moi. »
Ce soir-là, j’étais à bout de patience d’attendre le retour de mon mari. Biologiste, il était chargé de cours à l’Université. Selon moi, personne au monde n’était plus intelligent, plus savant.
Un poids terrible m’oppressait. Un monde clair, limpide et bienveillant s’effondrait. De quoi Maroussia et ses enfants étaient-ils coupables ? Se pouvait-il, oui se pouvait-il que notre vie si pure, si laborieuse, si lumineuse reposât sur des souffrances, du sang répandu ?